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Le carnet.

La pièce était dans un état absolument désastreux. Ce qui avait été accroché aux murs s'était retrouvé par terre, abîmant généralement ce qui s'y trouvait déjà. Puis, les murs s'étaient partiellement effondrés par-dessus, ce qui avait achevé de détruire l'appartement du sol au plafond. Titubant parmi les décombres, l'agent C cherchait du regard ce qui pouvait être sauvé, ce qui n'était pas entièrement cassé et peut-être exploitable. Par terre, ça et là, des cadres cassés contenant des photos d'un couple, la télé fendue par une chaise, une partie de portes de meuble. Plus haut, un divan pendait dans un équilibre douteux par-dessus ce qui restait du plafond. Le voisin du dessus avait subi une sérieuse réduction de salon. Sur trois étages, ce que l'explosion n'avait pas brûlé, elle l'avait broyé. Récupérer des indices là-dedans n'allait pas être facile.

S'armant de courage, l'agent C tâcha de dégager quelques éléments. Déjà, remettre la porte d'entrée à peu près dans l'encadrement histoire que l'appartement ne soit pas totalement accessible à n'importe qui. Ensuite, limiter le nombre d'éléments continuant à tomber dans la rue depuis le septième étage. Car l'explosion avait totalement soufflé la façade, y laissant un trou de près de six mètres de diamètre ! Enfin, faire le point. C'est au bout d'une heure de fouille qu'elle remarqua, coincé sous le frigo éventré par... la cocotte minute ?! la couverture de carton noir aux lettres or, le fameux carnet.

Par manque d'occasions, depuis toutes ces semaines jamais l'agent C n'avait songé à l'ouvrir. Ce carnet n'était sensé être qu'un passe-temps mineur. Pendant près de trois mois, le locataire de l'appartement, Yan, y avait consigné pensées et anecdotes, le regard concentré sur son écriture pendant quelques minutes. Au moins, ces instants d'écriture étaient pour lui un véritable échappatoire. Mais au vu des récents événements, ce carnet devenait la propriété de la section de recherche qui devrait tâcher de comprendre comment la situation avait à ce point dégénéré et expliquer au conseil d'administration comment la rattraper. S'asseyant sur le canapé désormais sans pieds et au matelas fendu, elle prit une profonde inspiration et attaqua la première page.

***

 

Jour 2. J'ai oublié de le faire hier, mais sur conseil d'Ania (c'est ma petite chérie), suite à ma visite chez la dermatologue, je tiens un journal de mes sensations et de l'évolution d'un truc apparu sur ma peau. Pas que ça m'intéresse, ni elle, et de toute façon les toubibs et moi ça fait des millions, mais comme ça me permet d'écrire, profitons-en, et puis ça me fait penser à autre chose. Avant-hier, donc, je suis passé chez la dermato. Je suis allé y lâcher cinquante-trois balles parce que j'ai des démangeaisons à la base du cou, près des clavicules. Des démangeaisons assez peu dérangeantes pour ce que c'est mais paraît-il que ça vaut la peine de s'y intéresser. "Et puis, tu comprends, ces choses-là il faut s'en méfier sinon un jour tu te retrouves avec un truc et c'est trop tard". Ma foi si on ne mettait pas autant de saloperies sur nos pauvres peaux, on aurait peut-être moins de complications mais pour ce que j'en dis... Bref, pour cinquante-trois euros et vingt-sept minutes de consultation, blabla compris, j'ai eu droit à une ordonnance pour deux pommades à m'administrer quatre fois par jour, qui sont venues plomber un peu plus le trou de la sécu. Pour quelques zones de peau sèche, je trouve ça ridicule. En revenant j'ai acheté ce carnet dans une supérette, un stylo et accouche, Marcel ! Je sens que d'ici quatre pages, ce carnet servira à écrire les listes de courses.

Jour 5. Je ne suis pas vraiment assidu, ça fait trois jours que je n'ai rien écrit, mais au fond c'est peut-être justifié. Les pommades ne semblent pas très efficaces, je me demande tout le temps comment le fait de s'étaler du yaourt sur les parties peut vraiment faire de l'effet. Enfin bon, après trois jours de badigeonnage, les zones sèches sont un peu plus sèches, youpi. Des petites zones de peau blanche translucides tombent par petites grappes. C'est super agréable, j'ai l'impression de peler comme après un coup de soleil sauf que ça tombe à la même vitesse que si j'avais des pellicules, sauf qu'elles sont à la base de mon cou. Si ça continue comme ça je sens que je vais aller pousser une beuglante chez la dermato mais quand j'en discute avec Ania, elle me convainc d'attendre un peu et de rester aimable. Et calme, surtout. Je le fais vraiment pour elle parce que franchement, ça gratte. Et si il faut attendre que ça agisse, ben ce carnet attendra aussi. Na ! Sinon, j'ai trente-neuf de fièvre et j'ai du mal à me concentrer pour écrire, sur ce je vais me coucher.

Jour 8. On dirait bien que ça gratte toujours. Je me suis passé l'intégralité du premier tube de pommade, le pharmacien m'a dit que j'en mettais peut-être un peu trop et je lui ai répondu que ça grattait. Alors avec le tube de rechange, il m'a donné encore une autre pommade, pour apaiser, celle-là. J'avais envie de rire mais quand je ris le cou me démange. J'ai regardé vite fait des forums sur le net et questionné mon entourage, qui me dit que c'est peut-être normal que les démangeaisons soient plus fortes, "c'est que ça agit". Ben ça m'a fait penser à "si ça fait mal c'est que ça fait du bien". On dirait une devise Shadok, c'est complètement crétin. En attendant, au boulot je suis bien embêté parce que non seulement il faut que j'aille me pastisser de pommade quatre fois par jour mais en plus ça sent et ça trempe mes chemises. En réunion c'est la folie. Moi qui suis le dernier client de France à utiliser des produits cosmétiques, c'est vraiment pas de chance. Et j'ai toujours de la fièvre.

Jour 10. Je suis passé chez le médecin du travail. Au vu de la tronche qu'avait mon épiderme là où ça gratte, il m'a donné deux semaines d'arrêt. Le brave type. Tant mieux parce qu'Ania me dit que je suis de plus en plus irritable (en même temps, c'est normal, je suis de plus en plus irrité, nuance), c'est pourtant pas ma faute si j'ai mal tout le temps, ça me démange tellement que je sens une chaleur monstrueuse même quand je dors. J'ai l'impression qu'un vampire me suce le sang à travers ma peau, quelle guigne ! Moi qui ne suis pratiquement jamais malade. Avec ça, heureusement que le toubib me l'a fait remarquer, mais il semblerait que ma peau ne neige plus en tombant. Non, parce qu'en fait maintenant j'ai comme une couche dure à la place des plaques. Quelle chance, plus de pellicules maintenant j'ai des écailles couleur chair... Ben c'est pas tout mais je vais aller me défouler sur la dermato demain. En attendant ça fait un bien fou de pouvoir rester torse nu à l'appartement parce que mettre des chemises ça commençait à faire mal.

Jour 12. Hier, le cabinet de la dermato était complet. Quelle immense chance, j'ai pu avoir un rendez-vous dans la journée ! C'est vraiment noble de la part de cette tarte d'avoir pu se dégager une deuxième fois vingt-sept minutes ; enfin bref. Déjà pour y aller, ça n'a pas été triste, j'ai mis la chemise la plus légère avec le tissu le plus doux que j'avais. Ben même ça, ça grattait. La dermato n'y a rien compris, elle m'a dit que j'avais des écailles, je lui ai répondu que j'étais bien placé pour déjà le savoir. Elle m'a donné une lettre pour un confrère spécialiste (parce qu'elle, elle est quoi ?!). Je lui ai dit que ses pommades n'y avaient rien changé, voire qu'elles avaient empiré la situation mais selon elle, ce n'est pas une réaction allergique. Donc, me voilà avec mon cou qui gratte (j'ai dit mon cou) et une lettre en prime avec encore une ordonnance pour mettre d'autres pommades qui me démangent même si ce n'est pas de l'avis de la dermato. Au fait je me rends compte qu'après deux séances je ne sais toujours pas son nom. Peut-être parce que vingt-sept minutes, c'est trop court, haha. Ania me dit de rester calme mais je bous intérieurement.

Jour 17. J'ai réussi à avoir le spécialiste ! Après quelques jours d'essais infructueux, ça y est, le rendez-vous est pris. Heureusement parce qu'Ania s'inquiète, car les écailles ne sont plus trop couleur chair, elles foncent, et en plus la zone s'étend. Maintenant j'en ai jusqu'à l'épaule et ça monte jusqu'au menton, c'est vraiment étrange. Quelque part ça m'est égal parce que ça gratte moins. Par contre sur les zones où ça apparaît, ça fait aussi mal qu'au début sur la zone de départ. Bizarre, j'ai peur d'avoir chopé un parasite quelque part mais je ne vois pas où, je ne voyage pas, je ne mange pas de nourriture chinoise avariée, à part des sushis de temps en temps... mais non, ça ne peut pas être ça. Le spécialiste me dira peut-être, je le vois dans deux semaines. Pour les quatre pages avant listes de courses, c'est râpé. Ça va faire trois jours que je passe des nuits pourries à cause de la chaleur de l'irritation et de la fièvre qui ne me lâche pas les basques.

Jour 23. Je suis repassé voir le médecin du travail. Croyez-moi si vous voulez, mais j'ai l'impression d'avoir vécu un accouchement à l'envers : à l'endroit, pour les mères, le plus dur c'est quand ça sort. Ben moi le plus dur c'était de rentrer dans un t-shirt en m'habillant ce matin. Après, j'ai du l'enlever (cette fois ça a été comme pour les mères). Puis rebelote dans son cabinet. Puis rebelote en revenant à la maison. J'ai serré les dents à m'en faire mal. Le médecin m'a fait remarquer que je marchais courbé, je lui ai répondu que ça faisait quatre jours que je dormais sur un fauteuil parce qu'être allongé me fait mal aux écailles. Il a ri, ce con ! Mais bon, c'est reparti pour deux semaines d'arrêt, c'est l'essentiel. Vivement de voir l'autre spécialiste. Ce soir, Ania me fait essayer un bain aux herbes, il paraît que ça soulage. Moi ça me fait surtout penser à une infusion, ça fait trois semaines que j'ai l'impression de vivre dans une théière.

Jour 24. Le bain d'hier soir était une tuerie ! Sur le moment, j'avais l'impression de n'être qu'un ingrédient d'un potage, mais par la suite ça m'a vraiment fait du bien. J'ai réussi à dormir deux heures dans la baignoire, j'en avais bien besoin. Pour le coup aujourd'hui je suis allé voir le marchand d'herbes et autres produits aromatiques. C'était marrant, il était chinois. On a parlé, ou plutôt essayé de communiquer parce que son accent est vraiment fort. Je suis reparti avec une brouette entière de plantes, herbes, onguents, etc. On va voir si ça, ça fonctionne. Un premier pas ça serait déjà que ça arrête de me faire mal.

Jour 28. Le front d'écailles a gagné l'arrière de mon crâne et l'autre côté de mon cou. Ça descend jusqu'à mon sternum, à peu près. Je ne sais pas si c'est le manque de sommeil, la douleur, des hallucinations ou quoi que ce soit d'autre mais je me suis rendu compte que, pour m'endormir dans la baignoire aux herbes et y rester longtemps, je mets de l'eau très chaude (et il paraît que c'est bon pour faire baisser la fièvre). Mais quand je me réveille, elle est devenue plus froide. Et bien rien n'y fait : j'ai toujours de la fièvre, et en plus ça augmente à quarante. Bizarrement, le fait de rentrer dans de l'eau presque bouillante ne me fait aucun effet, moi qui suis pourtant sensible. Je n'éprouve pourtant pas le même malaise que lors de mes précédentes fièvres, qui remontent tout de même à mes 15 ou 16 ans. C'est peut-être parce que j'écris, ça me permet de garder l'esprit concentré ? Aucune idée. En ce moment, le moral va mieux, Ania me fait des petits plats quand j'ai l'énergie de manger et je dévore tout. Allez j'arrête là pour ce soir parce que le repas est prêt.

Jour 33. Rendez-vous chez l'autre ! Je suis plus perplexe qu'inquiet de mon état car en ce moment la douleur semble s'être atténuée, même la fièvre je ne la sens plus (et pourtant elle est là, Ania dit que je suis un véritable radiateur). Mais il reste quand même les écailles, qui prennent une couleur d'hématome, c'est assez moche. Heureusement quelque part, d'extérieur on dirait que je suis couvert de bleus, pas d'écailles. Il va tout de même falloir s'habiller. M'habiller. Je n'aime plus trop faire ça.

Jour 33, suite. Je ne sais pas ce qui m'a retenu de ne pas arracher la tête à ce stupide imbécile. J'ai été bête, aussi. J'ai accepté qu'il me prélève une écaille pour faire des analyses. Mais je m'attendais à ce que ça fasse comme une plaie, qui s'enlève. Ben non : c'était comme si dessous, il y avait directement ma chair. Ce barbare m'a écorché. Cette fois je suis plus inquiet que perplexe, car - il m'a fait mal ce con - j'espère que ça pourra cicatriser.  Je n'aimerais pas rester avec un trou ! Bref, il n'a rien compris à ce qui m'arrive, et l'écaille devrait l'aider à saisir la source de l'infection. C'est lui qui était infect. A part ça, l'appétit va toujours autant. Je dévore des quantités astronomiques de viande, poisson et autres trucs. Comme je passe mes journées à la maison, je passe mon temps à cuisiner. Ania est ravie et j'avale un nombre incalculable de choses. "Quand l'appétit va, tout va" c'est pas si débile.

Jour 40. Le médecin du travail m'a prolongé d'un mois. C'est chouette, je n'ai même pas eu à me déplacer, par téléphone ça a suffit. En ce moment je me sens plutôt bien, les écailles s'étendent mais sans douleur maintenant. Les onguents à base de... plantes ? pâtes de coq broyées ? sang de lapin aromatisé aux caramboles ? que sais-je, me soulagent vraiment mais même après plusieurs demandes polies, ce maudit chinois a refusé de me dire comment elles sont préparées, même en ayant vu mes écailles. En attendant, mon écaille n'a pas repoussé et j'ai envie de la réclamer à l'autre abruti. C'est sans illusion, je sais qu'elle ne se ressouderait pas. Quel gâchis ! Les écailles couvrent maintenant mon visage, atteignent mon épaule gauche et mon coude droit. J'ai l'impression que ma température corporelle se stabilise autour de quarante-deux degrés. Tout ça, Ania s'y fait, je ne sais pas comment elle y arrive. Je pense qu'elle ne me dit juste pas ce que ça lui fait parce que ça m'inquièterait. Ce matin j'ai eu du mal à me reconnaître dans le miroir. J'ai l'impression que ces bains aux herbes ont favorisé la propagation de l'infection et que j'ai fait la plus grosse erreur de ma vie. Je ne peux plus sortir faire les courses comme ça, je suis obligé d'attendre qu'Ania rentre du boulot avec les courses. En l'attendant je continue à cuisiner, manger et à me documenter sur tout ce que je pourrais trouver sur ma crise d'écaillite aigüe monoforme. Mais on dirait que rien n'est trouvable, c'est frustrant.

Jour 42. Je viens de découvrir quelque chose d'incroyable. Je n'ai plus besoin de mettre de l'eau chaude dans la baignoire. Je ne suis pas frileux mais... ce n'est pas dans mes habitudes de tâtonner de l'eau froide ! Eh bien après plusieurs jours de marche forcée, le cumulus était totalement vide ces temps-ci. Alors machinalement, j'ai rempli la baignoire, et entre deux petits plats je m'y suis plongé en attendant qu'Ania revienne du travail. En arrivant, elle m'a fait remarquer que l'eau était aussi froide que si elle sortait du robinet, pourtant j'y étais bien. Tant mieux ! Je mets ça sur le compte de la fièvre qui ne tombe toujours pas. En revanche, ce qui reste le plus... singulier, je l'ai remarqué en sortant de la baignoire : je n'ai pas besoin de me sécher. L'eau perle sur mes écailles sans s'y accrocher. C'est curieux et pratique mais ça me fait un sujet de préoccupation supplémentaire. Les écailles ont atteint mes deux mains, j'ai un peu de mal à tenir mon stylo aujourd'hui. Depuis hier je me traîne un mal de tronche carabiné.

Jour 46. Grand jour aujourd'hui, je suis semi-lézard. Youpi. Les écailles me couvrent intégralement le buste. Plusieurs autres choses sont apparues, comme le fait que je suis plus grand. Avant, quand je dormais dans un lit, je ne m'en rendais pas forcément compte mais maintenant que je dors dans une baignoire, chaque centimètre supplémentaire se fait remarquer et... là, j'en ai gagné trois ou quatre, je me suis mesuré ce matin et Ania l'a constaté. Voilà donc à quoi mon corps consacre la quantité de bouffe que j'ingurgite ! Depuis deux jours, je tente de sortir la nuit pour me défouler, au moins il n'y a personne pour me remarquer et dans la pénombre des rues éclairées par les lampadaires seulement, on ne remarque pas trop mon visage bleu. Oui, bleu parce que mes écailles ont encore changé de couleur, elles sont passées depuis le début de rose-chair à violet et maintenant au bleu. Je n'y comprends rien. Mais bon. Et la nuit, j'ai moins mal à la tête mais mes mains me font mal. Quand c'est pas un truc c'est un autre, ça me fatigue et je ne sais plus trop vers qui me tourner. Heureusement qu'Ania est là.

Jour 47. Je suis inquiet. Que va devenir ma bite ? Non, sérieusement, je suis inquiet. Perdre une écaille en haut du dos, passe encore. Mais pas mon membre, nondidjù ! Je suis avec attention la progression. Je me suis renseigné sur les lézards et leur hémipénis. Je n'aimerais pas me retrouver avec la même chose.

Jour 47, suite. Puisque aujourd'hui j'étais inquiet quant à mon cher pénis, j'en suis venu à m'examiner sous toutes les coutures. Je n'ai plus d'ongles depuis une semaine, mais on dirait que mes dents poussent. Elles sont plus grandes. Je commence à flipper, je me suis mordu deux fois.

Jour 47, ou 48, suite. Pas évident de savoir quel jour on est quand on vit à l'envers. En rentrant du travail, Ania a pris peur en voyant mes yeux. J'ai tellement passé la journée à regarder mon anatomie que je ne me suis même pas regardé dans un miroir : je n'ai plus de pupilles rondes. Elles sont en forme de fente maintenant. Je suis sorti me défouler pendant qu'elle partait se coucher. En rentrant j'ai vu que l'abruti-spécialiste n'avait pas répondu à mon mail pour les résultats des analyses sur mon écaille. Il ne perd rien pour attendre.

Jour 53. Je devrais peut-être écrire "Nuit" à partir de maintenant, je ne sais pas trop. Ania en a un peu marre et je la comprends. Je passe toutes mes nuits à courir sans arrêt, sans même faire de pause. Je suis infatigable. Il y a plusieurs autres bonnes nouvelles. La première, j'ai retrouvé ma bite : elle est toujours au même endroit, seulement... complètement rétractable pour se cacher sous une aspérité qui n'était pas là auparavant. Elle fonctionne toujours autant, voire mieux, ce dont je ne me plains pas, Ania l'a testée mais on prend un million de précautions, on ne sait pas si mon infection serait sexuellement transmissible. L'autre truc c'est que je suis devenu nyctalope ("j'savais bien que t'étais une..", bref), maintenant je peux aller courir jusqu'à la campagne et quand il n'y a pas de lampadaire, je vois comme en plein jour. Je vois bien mieux, aussi : en retournant me coucher dans la baignoire ce matin j'ai pu voir par la fenêtre la plaque d'immatriculation du bus qui se trouvait six-cents mètres plus loin sur le boulevard. Par contre, la mauvaise nouvelle c'est que je n'ai plus mal aux mains. Mauvaise nouvelle parce que j'ai des griffes mais je ne maîtrise pas quand elles sortent, il doit y avoir une sorte de muscle que je ne sais pas encore contrôler. Bref, le fait est que j'ai déchiré deux survêtements. C'est con. Et comme je n'ai pas envie de blesser Ania par inadvertance, une fois de plus, je vais me coucher dans la baignoire. Ça aussi, c'est con.

Jour 57. Je n'y faisais même plus attention mais les écailles me couvrent jusqu'aux genoux. La grande nouvelle du jour c'est que depuis la dernière fois, pour arrêter de massacrer mes vêtements, je cours torse nu. De toute façon je vis comme ça tout le temps et la nuit personne ne me voit. Et aujourd'hui je suis arrivé à sortir mes griffes ! Le spécialiste-fossoyeur m'a rappelé (bonne nouvelle) et aimerait faire un autre prélèvement (mauvaise nouvelle) car selon lui, "l'écaille prélevée n'était qu'un kyste" puisque les tests n'ont pas montré d'autre présence dans l'échantillon que la mienne. Tu m'étonnes ! Je lui ai écrit un courrier en lui demandant de me restituer mon écaille. Ania n'y croit pas trop. Et c'est d'ailleurs le moindre de mes soucis car, oui, j'aimerais éviter qu'il me refasse un trou mais le problème de la vie sociale se pose car mes proches aimeraient me voir. Depuis deux mois, je leur fais croire que je suis sérieusement malade mais en réalité, à part mes écailles, mes yeux et mes griffes, je pète la forme... Il faut que j'y réfléchisse.

Jour 60. J'ai mal aux omoplates. Vraiment mal. A côté de ça, les démangeaisons du début c'était de la gnognotte. Avec Ania on s'est dit que ça serait plus facile si on se donnait quelques semaines de tranquillité quelque part, alors elle a trouvé une maison à louer pour des clopinettes à côté d'un lac. Elle est vraiment chouette mon Ania, du coup ça nous donne une excuse à dire à la famille et aux proches : on n'est pas là parce que je suis dans un institut pour ma santé. C'est faux mais c'est un petit peu vrai quand même. Elle a pu poser une semaine de congés et on s'en va cet après-midi (on est vendredi). Ah que je suis content !

Jour 60, suite. J'ai vraiment mal aux omoplates mais c'est largement compensé par le fait qu'on soit partis de notre appartement avec mon stock d'herbe à chat (on l'appelle comme ça parce que ça me fait du bien et à cause de mes yeux). On est arrivés à la maison de location, après cinq interminables heures de voiture mais ça en vaut le détour : on est seuls au monde dans cette maison, perdue dans le forêt et avec vue sur une sorte d'immense étang. Je vais pouvoir vivre en même temps que ma chérie pendant un temps ! Au fond, je n'ai pas peur d'être surpris car de même que ma vue, mon ouïe s'est considérablement développée. Si des curieux s'approchent, je les entendrai arriver. La chambre est superbe, on l'a "vérifiée" tous les deux. Le lit fonctionne bien, et j'ai l'impression que nous aussi. Au fond, il n'y a que ça qui importe, non ?

Jour 62. C'est le pied total ! Je ne cours plus trop car mes omoplates me font vraiment très, très mal, du coup je nage dans l'étang. C'est surprenant mais j'ai l'impression d'être devenu amphibie ! J'arrive à respirer sous l'eau par certaines écailles de mon cou, comme des sortes de branchies. Le fait de nager me soulage les épaules. Ouf !

Jour 64. On a fêté quelque chose, tout à l'heure. Ania aussi vit toute nue ici, puisqu'il n'y a pas de risque d'être surpris. On a horizontalement fêté la fin de la propagation des écailles. Oui, en fait elles me recouvrent entièrement. Je n'ai plus un centimètre carré de peau normale (c'est même certain, Ania a vérifié dans les moindres recoins tout à l'heure, cette coquine). Et dans la foulée, j'ai les pieds palmés maintenant. Dans l'étang c'est incroyable. Et je ne crains plus les chatouilles, je les sens mais ça ne me fait plus aucun effet. Ce qu'on s'en fout ! J'en ris.

Jour 66. J'ai peur d'avoir compris pourquoi j'ai mal aux omoplates. J'espère me tromper parce qu'avec des ailes, là ça va vraiment être difficile de rester discret. Déjà que je suis bleu. Flûte. Il faut que j'aille me défouler. Non, pas sur Ania. C'est déjà fait.

Jour 67. Je pense que c'est foutu pour être discret. De petits appendices cartilagineux sont apparus derrière moi. Heureusement, j'arrive assez spontanément à les replier contre mon dos mais quand je n'y fais pas attention, ça peut surprendre. En attendant, depuis hier j'arrive à remettre des vêtements sans que ça ne me brûle, c'est au moins ça ! Il n'y aura qu'à se procurer un masque, peut-être. Ça ne trompera pas mes proches mais ça pourrait me permettre de me balader dans la rue, au moins. De nuit. Dans les ruelles sombres et puantes. Et ça fait bizarre d'être suivi par des machins collés à soi-même. Je me comprends.

Jour 69. On est rentrés à l'appartement. Le voyage était long, vu que maintenant j'ai du mal à m'adosser contre quelque chose. Mes ailes ont encore grandi, ça me fait une impression vraiment étrange d'avoir des membres supplémentaires. Mais ils sont incroyablement bien conçus, je ne sais pas par qui : il y a deux articulations qui les replient le long de mon dos. Les membranes sont assez fines mais très dures. Je n'ose pas sortir mais Ania m'a acheté un long manteau pour que je puisse au moins me risquer dehors avec mes ailes repliées dans le dos.

***

L'agent C passa du bout des doigts quelques pages jusqu'à ce qu'elles ne soient plus remplies puis les passa en sens inverse jusqu'à retrouver une inscription. Elle sourit. Fouillant dans sa poche, elle y récupéra son téléphone où elle pianota un numéro.

- Ici C. Passez-moi Rupert.

On la fit patienter jusqu'à ce que le dénommé réponde.

- J'espère que vous avez vu le carnage que ça a été, dit Rupert. Quel fiasco ! Quatre-vingt millions d'euros partis en fumée, au sens propre. Mais bon sang, qui a eu l'idée de prévenir l'armée ?

- J'y étais, Général, j'ai même failli y passer quand ces primates ont ouvert le feu avec des engins de guerre en pleine rue. Je pense que c'est un voisin ou quelqu'un du coin qui a vendu la mèche.

- Votre couverture... ?

- Intacte. Et j'ai une autre excellente nouvelle.

- Dites toujours, fit Rupert d'un ton blasé.

- Il a laissé un mot en fuyant. On va pouvoir le retrouver.

- Laissez-le pour un temps, interrompit Rupert, de toute façon nous le traçons. Passez au cobaye suivant, maintenant qu'on sait que le sérum fonctionne. Combien de temps avant que le nouveau sujet soit en condition ?

- Il l'est déjà, Général. Je le travaille depuis un mois.

- Excellent. Vous avez mon feu vert. Nous vous ferons passer les instructions pour récupérer l'injection.

- Et pour l'appartement ?

- Les nettoyeurs sont déjà en route, termina Rupert avant de raccrocher.

Ania laissa sa tête aller en arrière, contre le mur, et soupira. Elle resta là vingt, peut-être trente minutes. Puis elle se releva et fit glisser la porte contre le mur pour sortir de l'appartement. Dehors, elle entendit une camionnette freiner brutalement, les nettoyeurs sans doute. Jetant un dernier regard à l'appartement dévasté, elle sortit, balançant le carnet dans les gravats.

***

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