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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
Ma femme cuisine en flux tendu.
Douceur du coussin. Poids de la couette. Je me réveille fébrilement, mes membres encore engourdis par cette lourde nuit reprenant vie peu à peu. Par ce dimanche matin, le rideau laisse filtrer une fine raie de lumière qui vient couper le mur et la porte de la chambre d'un mince filet jaune. Tiens, en parlant de porte, elle est ouverte. Machinalement, ma main cherche de l'autre côté du lit et n'y rencontre que le vide. Ma femme a du se lever. Je m'autorise quelques minutes de coma supplémentaires avant de remarquer un léger bruit de fond, comme un moteur ou quelque chose comme ça. Non, un aspirateur ? Ah, ça y est, c'est le four de la cuisine. Mon estomac plus que mon cerveau me convainc de me laisser couler dans mes pantoufles et ma robe de chambre tel un flan sur la nappe.
Il me faut plusieurs instants pour comprendre ce que je vois. La cuisine, notre belle cuisine américaine que nous avions choisis ensemble sur catalogue il y a douze ans, est absolument méconnaissable. La machine à café a changé de place. Le toaster a pris sa place dans l'angle et au milieu du plan de travail, trône une série d'autres appareils installés dans une logique qui m'échappe totalement.
- Ma chérie, dis-je, tu fais quoi ?
- Oh, j'ai rêvé d'un truc, me dit-elle évasive en continuant de sortir des ustensiles et de la vaisselle de plusieurs placards - je remarque au passage que plusieurs portes sont démontées - pour les disposer étrangement sur le plan de travail où des notes et des plans fléchés dans tous les sens semblent vouloir m'expliquer silencieusement ce qu'elle faisait ce matin.
- Un truc ? tente-je, autant intrigué par ces ordonnancements qu'incapable de sortir de mon cirage.
- Oui, enfin une centaine de trucs. Assieds-toi là, choupinet, répond ma chère et tendre en m'indiquant la table du salon où une chaise est déjà tirée. Que veux-tu pour petit-déjeuner ?
Je m'exécute en y réfléchissant. A peine ai-je mes deux fesses à la même altitude sur ladite chaise que la voilà en face de moi à scruter le fond de mes yeux d'un regard qui me fait me sentir tout petit. Vraiment tout petit.
- Non, ne dis rien, me dit-elle. Un toast grillé puis beurré. Un grand café. Ensuite tu mangeras deux autres toasts grillés, beurrés, enduits de confiture. Comme d'habitude.
Je sens comme une lassitude. Aïe.
- Je prends des brioches aussi, parfois. Et un fruit, un yaourt. Un...
- Un croissant ? Effectivement, mais pas plus de deux fois depuis ces trois derniers mois.
- Ah !
- Mais tout ça n'a plus d'importance, tout est sous contrôle à présent. Je vais mettre fin à cette variabilité insupportable, mon chéri.
- Tout est... cette quoi ?
- T'occupes.
Je capitule, pour le peu incrédule. Ma femme s'affaire, avec calme et enthousiasme. Ses gestes sont beaux, précis et justes. Me voilà en moins de temps qu'il faut pour m'en rendre compte avec un café fumant et une montagne de victuailles qui me lorgnent. Je les occis sans pitié.
- Il est temps de remettre de l'ordre dans ce foyer.
Je regarde ma femme, l'état de la cuisine - je remarque enfin qu'elle est dans un état de propreté impressionnant, difficile de croire qu'elle y a préparé tout ça si vite ! - puis ma tasse de café. Puis ma femme à nouveau. Ses yeux brillent d'une lueur inhabituelle et inquiétante.
***
A la réflexion, le déjeuner de ce dimanche était vraiment époustouflant. J'y repense sans arrêt depuis, quel régal ! J'ai compris après coup (sans jeu de mot, ma vie privée du dimanche après-midi ne vous regarde pas) que Mathilde avait pensé à optimiser toutes les micro-tâches de cuisine à faire, ce qui fait que sitôt confirmé l'ordre dans lequel je pensais manger mon petit-déjeuner, il lui fallut vraiment très peu de temps pour le préparer. Ou alors je devais être vraiment fatigué. Je suis en train de rentrer du bureau sous une pluie battante avec une petite appréhension car aujourd'hui je vais découvrir notre nouveau dressing. Oui, notre nouveau dressing, car elle a décidé de le refaire, intégralement ! Allez savoir pourquoi, notre beau dressing en noyer qui nous avait coûté une blinde ! Mais il faut avouer qu'elle a eu des arguments imparables. Encore deux arrêts de métro. Pour vous la faire courte, elle s'est pointée mardi soir (hier soir) avec une série de plans et d'estimations devant lesquels je suis resté bouche bée. Sur le cul. Quand elle a abordé le sujet d'éventuellement refaire l'intérieur, j'avais pensé à un caprice hormonal, une lubie. C'est vrai que depuis qu'elle a démonté la cuisine, pourquoi ne pas démonter autre chose ? Bref, petit stress alors que je rentre du bureau, c'est le monde à l'envers.
Ouf, j'avais mon parapluie. Je disais donc, ses arguments étaient imparables. Selon elle, avec un meilleur dressing nous économiserons du temps, de l'argent en lessive, ménage et éclairage. J'ai jeté un œil à ses documents et je dois vous avouer que c'était du vrai béton. Tout était cohérent, elle avait même pris des sécurités ! Je me suis quand même inquiété de savoir si elle n'avait pas pris trop de son temps de travail pour penser à tout ça. Vous savez ce qu'elle m'a répondu ? Qu'elle avait fait ça dans le bus. Ah, me voilà arrivé.
***
Bon, au début ça m'a fait peur et surtout, je n'ai pas compris. Mais après une semaine de rodage, ce nouveau dressing est un pur truc de dingue. Sur ce côté-là, notre vie a fait un bond en avant d'un siècle ! Il n'a rien à voir avec le précédent, mais je l'ai presque oublié le vieux chose tant celui-ci est génial ! Imaginez donc : il y a deux entrées : le sens "sortie" du matin, le sens "rentrée" du soir. Fallait y penser ! Et il est quasiment au milieu de la pièce alors qu'avant, il occupait les murs des deux côtés. Au début je n'ai pas compris pourquoi. Eh bien ! Dedans, tout est placé dans l'ordre d'habillage ou de déshabillage. Par exemple, ce matin, sitôt sorti de la salle de bain, j'ai déposé mon pyjama dans la panière à pyjama. D'ailleurs je pense habiter la seule maison d'Europe à posséder une panière dédiée spécialement aux pyjamas, mais qu'importe. Après tout, j'ai aussi la seule femme à calculer le temps de beurrage des toasts. Bref, après, Mathilde a pensé à tout : comme je suis droitier et elle gauchère, j'ai toutes les portes de droite des placards successifs, qui s'ouvrent avec la main droite. Donc, disais-je, le matin, le premier placard est dédié aux sous-vêtements. Puis, les chaussettes. Elle a fait faire des racks de chaussettes avec des casiers alimentés par le fond de l'armoire ! Voilà pourquoi le dressing est au milieu de la pièce mais tout reste bien plié comme ça et ça permet de faire une meilleure rotation des habits. C'est brillant, c'est ma femme ça ! Le côté génial c'est que le temps gagné pour m'habiller (et déjeuner), c'est du temps gagné pour nous.
Et c'est beau, aussi ! Outre les miroirs un peu partout pour maximiser la lumière, une série de veilleuses s'allume en fonction du placard qu'on ouvre et s'éteint ensuite, et plus rien ne traîne par terre. Mathilde avait calculé que ce serait remboursé en moins de huit mois, entre les économies d'électricité, de pressing, de ménage et de lessive. Je pense que ce sera encore plus rapide, en réalité ! Elle est vraiment impressionnante. Et j'étais persuadé d'avoir à jamais perdu cette cravate.
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Bon, le dressing et la cuisine c'était un véritable progrès. Mais là je pense que ma femme s'est mise en tête de me changer moi. Pas de me faire changer, non, ça je peux le faire par amour pour elle mais j'ai l'impression qu'elle voudrait soit m'échanger soit me changer en robot. Hier soir, nous avons fait l'amour. Oui, je sais, ça ne vous regarde pas mais là ça me ronge. Encore une fois depuis dimanche dernier, elle a voulu jouer au jeu de celle qui veut tout contrôler, sauf que cette fois j'ai du apprendre un enchaînement de positions extrêmement complexe avec une flopée de détails particulièrement précis. Telle main à tel endroit sur sa hanche, tel geste à faire à telle réaction de sa part. Tels mots à dire à tel moment. Elle m'a dit jouir plus fort depuis que nos rapports sont standardisés. Je ne suis plus très sûr d'être enthousiaste à l'idée de gagner du temps le matin si c'est pour l'utiliser comme ça... Non, pour être honnête, je ne reconnais plus ma femme depuis qu'elle est consultante organisation & méthode dans l'automobile.
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