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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
An 266 - Âge I.
En tout et pour tout, quatorze oeufs firent leur apparition durant ce premier des siècles. Peut-être que d’autres apparurent aux confins du monde connu pour ne jamais rester que de simples oeufs, mais toujours est-il qu’aux balbutiements du Monde, ces choses venues de nulle part étaient au nombre de quatorze. Quatre-vingt-dix-sept printemps après l’effondrement de la muraille du Wal’Kon, la Terre vit donc éclore aux confins du monde de gros oeufs perdus, tantôt au sommet du pic le plus abrupt de montagnes enneigées du Nord, tantôt sur l’étroite cime de chaînes rocheuses acérées, tantôt enfoui dans la puanteur fétide de marais verdâtres infestés de créatures puantes, ou au plus profond d’une gigantesque caverne noire baigné par un violent cours d’eau, ou encore noyé au fin fond d’une abysse obscure. Mais cela, la frêle créature s’échappant par ses premiers coups de bec de la coquille qui l’avait maintenue en vie près d’un siècle l’ignorerait encore quelques décennies de solitude, se pensant le seul Dragon.
La première chose qu’il vit lorsque ses paupières s’entrouvrirent ne lui permit pas de comprendre qu’il était en train de voir. En fait, c’était sa deuxième paire de paupières encore fermées. Après quelques minutes il parvint à les ouvrir aussi, et découvrant ses membres baignant dans le liquide amniotique, il entreprit d’effectuer ses premiers mouvements. Du haut des murailles de Wal’kon, un observateur n’aurait rien pu voir de ce spectacle, aussi perçante eût été sa vue. Et pour cause : depuis l’effondrement de la falaise, l’oasis montagneux s’était considérablement refroidi tout en conservant ce calme du dessus des nuages bien caractéristique, mais un blanc agité recouvrait à présent toute la cuvette volcanique, y compris le lac. Aussi c’est tout à l’attention des quelques poissons et autres petits êtres aquatiques qu’un beau jour, sous un mètre de neige recouvrant un autre mètre de glace qui emprisonnait le lac, posé sur la vase fraîche, l’oeuf commença progressivement à bouger. Quelques jours plus tard, au prix de nombreux efforts, un pan de la coquille se détacha et comme s’il savait qu’il était un des premiers de son espèce, avec tranquillité et circonspection, un petit dragon d’une coudée de long se dégagea de son oeuf et entreprit d’explorer le minuscule petit univers sous-marin du lac Kih’Fer.
La première période de sa vie fut donc marine. Ondulant au gré des flots turquoises du Lac, il comprit rapidement le cycle de jour et de nuit car la lumière traversait l’épaisse couche de neige et de glace au-dessus de sa tête. La curiosité - ou fut-ce son appétit ? - l’incitait jour après jour à découvrir le ciel. Il vécut donc pendant quelques mois des poissons, algues et autres diverses choses aquatiques que contenait le lac, le temps que ses ailes se débarrassent de leur enveloppe organique, se musclent et que son museau affermi et ses petites griffes lui permettent de briser la glace. Le forage de la banquise lui demanda une semaine d’efforts et quelques griffes éraflées, qui s’avérèrent être de bien piètres investissements au regard du plaisir que lui procura la couche de neige lorsqu’elle s’effondra sur lui.
Sa première leçon fut alors la respiration : rétractant ses branchies, il ouvrit pour la première fois ses poumons à l’air libre. Puis une semaine plus tard, une fois fin sorti, il apprit le froid et à marcher. La notion de douleur au froid fit place à celle de besoin, et de besoin de confort qui l’incita donc à apprendre à creuser : c’est ainsi que quelques mètres au-dessus des restes de son oeuf, non loin du trou grossier pratiqué dans la banquise, il construisit son premier repaire en pratiquant un tunnel dans la neige épaisse. Il s’endormait alors quand bon lui semblait, ne ressentant la fatigue qu’une fois tous les cinq ou six cycles solaires. L’exploration du Wal’Kon commença. Pendant plusieurs mois, il arpenta sa montagne jusqu’à connaître les moindres recoins de ses falaises, grottes, pics et autres aspérités minérales. La mer de nuages semblait faire du Wal’Kon une île déserte au milieu d’un immense océan, mais un hasard météorologique y creusa un jour un trou, laissant entrevoir pas plus d’une minute et pas moins d’une lieue plus bas, la surface du Globe. Sa curiosité instinctive - premier signe d’une voracité intellectuelle - n’en demandait pas tant pour se risquer plus loin dans sa découverte du monde.
Son premier vol fut presque accidentel. A l’âge d’un an, alors qu’il serpentait (une méthode découverte pour glisser à la surface de la neige sans trop se fatiguer, en ondulant un peu comme les poissons du lac) dans les pentes vertigineuses du mont Kih’Fer, une violente bourrasque neigeuse lui arriva de front. Instinctivement, ses ailes s’étaient déployées, et gonflé par le vent il s’était rapidement élevé de quelques dizaines de mètres, longeant la paroi blanche. Il avait alors compris l’utilité principale de ces fins appendices et bond après bond, s’était mis au défi de sauter toujours plus haut, plus loin et plus vite. C’est ainsi que les mois faisant, les muscles de ses ailes suffisamment développés, il découvrit les joies du vol qui entraînèrent celles de la chasse, et son territoire s’agrandit considérablement. Libéré du souci de la subsistance, il put se consacrer plus pleinement à l’apprentissage du monde, de son corps et de sa technique ; rapidement il parvint à gagner suffisamment d’endurance pour atteindre le pied du Wal’Kon, où la neige n’est plus. Là, au sein d’une caverne rudimentaire creusée de ses griffes entre les racines gigantesques d'arbres hauts de plusieurs diaines de bonds, il installa un autre repaire, plus confortable. Seul aventurier à explorer la jeune forêt Wal’Urw, il découvrit les fruits et nombre de petits mammifères succulents. Puis s’étant rendu compte que ses besoins de survie étaient assurés naturellement puisqu’il lui était si facile de se nourrir, il entreprit d’organiser son existence et fit sans le savoir le premier pas sur le chemin de l’introspection.
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