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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
iii. Le vétéran en herbe
“Dans le doute, je ne sais pas : ça, j’en suis sûr”
En face de Christelle est assis Jean-Jacques. Ou plus exactement, Jean-Jacques gît face à Christelle. Ce grand et maigre homme, du haut de ses quarante-deux ans, n’est pourtant pas le doyen du Service (même s’il en a la brioche caractéristique) mais par son diplôme universitaire, il est le plus qualifié de l’étage et s’en trouve de ce fait, respecté. Il est surtout, sur le papier, le supérieur hiérarchique direct des individus précédemment cités, mais se révolterait à qui veut l’entendre de cette appellation qui selon lui “nuit surtout à l’esprit d’équilibre” du bureau. Fait amusant, il est aussi le plus grand, comme si depuis la maternelle sa taille lui avait toujours imposé le leadership plus que sa volonté elle-même (mais s’il le faut !) : Jean-Jacques a depuis longtemps renoncé à se dessaisir de ce rôle.
De chef, Jean-Jacques n’est qu’une casquette mais on ne peut enlever à ce hiérarque agnostique - fervent pratiquant du culte de l’immobilisme - son efficacité dans sa politique. Car Jean-Jacques, bon protecteur de ses subalternes, est le gardien sacré de la culture et du savoir-faire du Service ; ainsi fera-t-il tout ce qui est en son pouvoir pour les utiliser à bon escient (seulement). Avec lui, rien n’est jamais bâclé car son expérience et son instinct lui suffisent à annoncer d’emblée combien de retard (ou "délai supplémentaire") nécessitera telle ou telle tâche. Grand habitué des méandres de l’entreprise, il n’hésitera pas à se dédouaner de la moindre prise de risque, garantissant ainsi la pérennité de son œuvre : “ça a toujours marché comme ça”.
Jean-Jacques est le spécialiste des marges pirates, des prises de non-risque, des hypothèses conservatrices et de l’explosion des délais. Car s’il est une chose qui n’est supportable par le service, c’est le retard, tant pis s'il faut pour cela endosser le cruel masque de l'amateurisme*. Qu’à cela ne tienne, Jean-Jacques est là pour veiller à prendre "un peu de gras" par-ci, par-là** - au pays des amateurs, le charlatan est roi. C’est un homme aux raisonnements infaillibles, passé maître dans cet art de faire de l’inconnue d’une question technique une alliée sur le chemin de la qualité : selon lui, le meilleur moyen de prendre un train à l’heure est d’aller à la gare avec une heure d’avance tout en ayant déjà acheté le billet du train suivant, il conseillera de même de demander un mois et demi pour une tâche nécessitant une semaine. Paradoxalement, il a fait un jour construire une maison, qu’il n’habite plus depuis son premier divorce. De ce projet, étrangement, il parle peu.
Responsable du travail des autres et refusant de l’être, référent technique et spécialiste de l’élusion-express de questions un peu trop précises, Jean-Jacques se complet dans son rôle de capitaine aveugle de navire (et encore n'est-il pas ivre de surcroît), dans le sens où depuis maintenant cinq ans cet étrange personnage qu’il incarne lui permet de laisser le bureau en roue libre, et ainsi de “favoriser la mise en place d’un équilibre naturel” - tout au moins se le répète-t-il. Remarquons qu'avec une façon de penser pareille, dans des conditions normales, la sélection naturelle ferait de Jean-Jacques un individu ne survivant dans aucun cas mais là réside justement la force du Service : la sélection naturelle ne s'y applique pas, pas plus que l'ordre des choses n'y est normale. Technicien de formation, promu de force "manager" lors de son deuxième divorce (sans lien de cause à effet), Jean-Jacques pâtit secrètement d’être à la fois acteur et spectateur des imperfections du Service. Néanmoins, il parvient régulièrement à se convaincre du fonctionnement quasi-idéal du bureau, tout en cherchant des responsables aux aléas qui y surviennent - en ignorant bien entendu ce qui se passe. A sa décharge, si un commandant de sous-marin ivre dit voir un éléphant rose par le périscope, personne ne le contredira.
D’ailleurs, si les autres le respectent et rigolent bruyamment des plaisanteries fort lestes (les plus lourdes du Service, position dominante oblige) dont il n’est jamais avare, leur respect est moins du à sa position et à son grade qu’à la constance avec laquelle, à l’aide d’un rictus de la ride du lion côté gauche passé légendaire, il sait afficher une mine ni heureuse ni malheureuse, mine devenue au fil du temps proverbiale au sein du CdC. Que demander de plus comme reconnaissance de la part de ces amis, qui lui constituent une famille à part entière ? Car de famille il n’en a plus guère : ne voyant ses deux filles maintenant devenues adultes qu’un week-end sur deux au cours de leur enfance, père absent et permissif depuis longtemps persuadé que ce n’est pas en prévenant un incident qu’il finira par ne pas arriver, elles aussi tout comme ses deux ex-femmes lui préfèrent une compagnie masculine de meilleure qualité. Aussi reste-t-il au bureau : toujours dernier à en partir sur le coup des dix-neuf heures, Jean-Jacques est un fantôme de sa propre vie, et de ce fait meilleur ami de Bernard-λ.
*syllogisme du Jean-Jacques : une tâche A nécessite x temps pour être réalisée (moyenne intersidérale). Jean-Jacques en demande 5x, sous prétexte que son expérience lui permet de garantir que n'en demander que x serait preuve d'amateurisme car il est tout simplemet impossible de faire plus rapidement. Fin du syllogisme ; Jean-Jacques vient de démontrer :
- soit qu'étrangement, il est le seul être du cosmos à être touché par une dilatation temporelle de rapport 5 ;
- soit que le reste du cosmos nous ment - diantre !
- soit qu'il est bel et bien un amateur.
**remarquons que Jean-Jacques lui-même prend également un peu de gras par-ci, par-là.
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