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ii. L’impératrice des ânes

"Je sais ne rien faire et je le fais bien !”.

 

Mais suivons le Bernard-λ, le voilà qui se lève. S’il est un rituel que tous observent ici, c’est bien le rendez-vous de onze heures ! A deux angles de couloir, généreusement attablée, Christelle est déjà là, entourée par les acolytes en attente d’être abreuvés de caféine. En sa présence trônante et par cette lumière grisâtre, Christelle et sa morphologie trapue donnent à la salle café des allures de salle du trône d’un antique roi Viking, une aura presque religieuse qui n’est pas sans rappeler une certaine trinité à ce CdC. Elle est de celles que tous écoutent car bien plus que les autres, elle a fait du chemin au bureau : à maintenant cinquante-trois ans, elle en est à son troisième poste au sein du Service. Trente ans de boutique, trois étages différents, ça forge le respect. Alors quand la salle café se remplie, quand les conversations battent leur plein, se chevauchent, que le volume monte, sa voix lente, grave et un peu rauque sait ramener le calme sur ses “petits” ou du moins sait les aiguiller tous sur la même conversation, c’est plus clair comme ça, sacrebleu.

 

Sur le plan personnel, son tempérament (ou son allure ?) de véritable ourse polaire lui a donné l’énergie d’élever une unique fille conçue avec son ex-mari. Elle ne la voit guère plus trop - fichue distance, à croire que sa fille a fui aussi loin que possible, point trop toutefois pour que cela fut explicite. Elle revient lui rendre visite, de temps en temps, prête à téter de ses innombrables et avisés conseils. Il est donc logique pour Christelle de reporter son affection sur ses compagnons de bureau, qu’elle materne tellle une grande sœur : avec gentillesse et fermeté mais sans toutefois pouponner. Eh oh, elle n’est pas leur mère, une fille ça lui suffit. Au fond, cette énergie sans faille porte les collègues tel un vent bienveillant, contaminant chaque protagoniste d’un courage propre à les aider à compléter leur déclaration d’impôts (elle a fini la sienne, elle peut aider), à faire de l’exercice, à arrêter de fumer (elle a bien réussi depuis son divorce, ils le peuvent aussi), et autres défis dont la vie regorge mais qui ne l’effraient plus. Plus trop, parce que la déclaration d’impôts ça reste chiant et elle a déjà aidé Bernard-λ qui n'avait rien compris alors Patrick, tu es un grand garçon, tu te débrouilles !

 

Toute cette dualité fait le charme de Christelle et l’ancre solidement dans le coeur timide de ses sbires, tuant dans l’œuf toute entreprise venant de l’ “extérieur”. Sous son humour simple et son petit esprit se cache une véritable machine de contrôle à l’origine de sa légendaire efficacité et de la crainte qu’éprouvent les “autres” (ceux de l’extérieur, pas du service) à travailler avec elle. Un point virgule de trop, une majuscule en moins, un alinéa obèse ou un cartouche mal rempli : rien ne lui échappe et elle sait mettre en branle la gigantesque inertie du Service pour taper sur les doigts du coupable, vilain ! Inversement, avec honnêteté, elle avouera qu’elle ne saurait faire face à une véritable question technique, ce qui l’a amenée à savoir se débarrasser des problèmes avec une rapidité et un panache dont elle n’est pas peu fière. "Le ridicule ne tue pas mais si c'était le cas, il suffit d'avouer qu'on est ridicule pour l'être déjà moins", pourrait-elle se dire si la viscosité de son réseau pérysilvien* ne lui interdisait pas.

 

Fidèle à sa mécanique, Christelle est également réglée comme une horloge. Aussi ne manque-t-elle pour rien au monde de taquiner Bernard-λ sur le retard du café d’une minute ou deux, de demander à Daniel une explication pour son avance du même ordre (“si tu n’as donc rien à faire, je peux te donner du travail si tu veux”, plaisanterait-elle en serrant les dents), tout en remarquant au passage la chemise débrayée de Daniel, la goutte d’eau rebelle laissée sur le lavabo et les stylos dérangés dans la salle café, pourtant repaire du CdC - quelle honte. Lui en vouloir pour cette avalanche de symptômes dignes d’une matriarche Habsbourg reviendrait à refuser de voir sous ces traits de maman potelée de ménopause le coeur puissant et volontaire qui l’anime, trompant dès seize heures pétantes une solitude certaine avec un fer à repasser ou un aspirateur, en attendant de retrouver le fidèle-au-poste Nagui qui la fera chanter (faux) du Alain Souchon jusqu’à l’heure du coucher en compagnie d’un quart de quiche lorraine.

 

Christelle a ceci de poignant qu’elle ne pense pas mal faire, ni ne pense à mal (ce qui est moins grave). Trop vieille maintenant - de son propre avis - pour changer quelque aspect de sa vie (rassurons-la, elle est dans le vrai), elle n’espère rien des deux années qu’il lui reste à être “active” : de la trempe des colons américains de jadis, elle partage cet avis que la véritable aventure de la vie réside dans ses petits défis journaliers, son intellect très limité ne lui permettant hélas pas de formuler cette philosophie aussi clairement. En somme, elle est bien brave.

 

*l'équivalent cérébral de la carte-mère gérant le langage.

 

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© 2016 par PullDeRhovyl. Créé avec Wix.com

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