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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
Prologue
Son Mackmyra Svensk Rok tournait lentement dans son verre. Regardant vaguement le ciel étoilé, Sergueï Skultarov dit en 2108, à l’occasion d’un diner mondain organisé pour le cinquantième anniversaire du Sénat Planétaire sur les terrasses de la Falcon Tower à Zurich, que chaque pas dans un escalier nous rapproche de l’espace. L’hôtel où se tenait la réception à laquelle il échappait quelques instants était placé entre le 365ème et le 379ème étage, ce qui offrait une vue magnifique sur la nuit, au-dessus des nuages. Le dôme interactif vitré du balcon panoramique, qui dessinait discrètement les constellations que les visiteurs regardaient, ajoutait une touche à l’évasion suscitée par le whisky… qui n’était pas le premier que consommait Sergueï. Il en avait perdu le compte. Le député était d’ailleurs tout seul sur le balcon, immergé dans l’ombre de cette heure avancée. Il était quatre heures du matin et la plupart des convives étaient allés se coucher. La phrase se perdit donc dans les enregistrements de sécurité de l’hôtel mais le député ne croyait pas si bien dire.
Cinq ans plus tard, sur l’impulsion de Sergueï, une directive mondiale votée par le Sénat Planétaire posa la première brique du chantier ultime : la construction des Anneaux Planétaires, seule solution permettant de loger à long terme les vingt milliards d’êtres humains qui se plaignaient dans autant de gigantesques métropoles irrespirables et de limiter l’impact environnemental des activités humaines. Les matériaux provinrent alors de la ceinture de Kuiper, réservoir intarissable de ressources. Les humains, urbanisés à quatre-vingt-dix-sept pourcents, accueillirent la nouvelle avec enthousiasme, plus préoccupés par la taxation sur l’eau propre et sur l’air consommable que par cette entreprise pharaonique, l’essentiel étant de vivre gratuitement de manière saine, l’espace disponible venant ensuite. Ils laissèrent donc la seconde brique s’aligner sur la précédente, et ainsi de suite jusqu’à ce que les Piliers, hauts de cent-vingt kilomètres, apparaissent sur toutes les photos de vacances. Et que les Anneaux viennent zébrer le ciel par la perfection de leurs lignes fluides.
Le chantier dura plus longtemps que prévu et créa un nombre d’emplois phénoménal. Une personne sur cinq y travailla, pendant plusieurs générations. Si les neuf Anneaux Parallèles, posés sur leurs Piliers monumentaux, mirent près de cent-trente ans à être réalisés, la deuxième couche d’Anneaux nécessita près de deux siècles. À six-cents kilomètres d’altitude, neuf anneaux supérieurs vinrent compléter la structure initiale. Les humains y furent lentement déplacés, au début sous l’impulsion de lobbies immobiliers pendant lesquels les plus opportunistes bâtirent de petits empires, puis par un exode brutal stimulé par les prêcheurs écologistes.
Car il faut dire que les Anneaux étaient une solution parfaite en matière d’urbanisme. La notion de ville avait été abolie. Ou plutôt optimisée au sens le plus indivisible du terme : les Anneaux et leurs piliers n’étaient qu’une seule ville, modulable et répétitive, ultra-connectée, où les déplacements étaient aussi usuels et aisés qu’inintéressants. Une demi-douzaine de transports en communs desservaient l’intégralité des zones habitées, des tapis-roulants jusqu’aux capsules magnétiques sous vide en passant par les vibro-sphères, en extérieur, pour profiter de la vue, et les charters des niveaux centraux. La notion de capitale avait été anéantie devant les dégâts causés sur la Surface par les mégalopoles, et les autorités mirent en œuvre une énergie considérable pour diffuser au maximum les particularités de chaque quartier.
Les centres de recyclage de matière organique, les usines agroalimentaires, les centrales énergétiques, les centres de formation, les industries textiles et électroniques furent optimisées en cubes fonctionnels déplaçables et dispersés de manière homogène partout dans les structures. Les écoles furent dématérialisées, si bien que la vie des uperterriens, comme ils se surnommèrent bientôt, ne fut plus qu’une agréable alternance entre les jardins publics artificiels, leur box virtuel connecté et de longues errances nonchalantes dans les couloirs des Anneaux.
La population atteignit au bout de cinq siècles les cent-trente milliards d’individus, et les hyper-structures furent complétées par des Anneaux méridiens, créant un maillage continu du pôle sud au pôle nord. A la surface, les upoterriens décroissaient en nombre, et furent progressivement ignorés de leurs lointains cousins, jusqu’à en devenir totalement étrangers. Si leur quotidien, cruellement arriéré, n’évoquait aucun intérêt de leurs voisins d’en-haut, ces derniers passaient néanmoins une grande partie de leur temps à contempler la Terre et son écosystème, en pleine cicatrisation depuis que plus aucune activité urbaine n’y était présente.
Parallèlement, l’invention des Uniserveurs permit aux habitants de vivre après leur mort, une copie de leur conscience continuant à évoluer dans un environnement prévu à cet effet. Malgré le caractère auto-dégénératif des consciences humaines (la plupart des consciences finissaient par se disloquer au bout de deux ou trois siècles), le nombre de consciences stockées et leur stabilité dans le temps crût de manière inexorable. L’extension des structures habitables devint une nécessité pour offrir aux uperterriens des conditions de vie acceptables, ainsi que pour stocker toujours plus d’Uniserveurs. Ce fut les prémices du premier bras titanesque reliant la Lune.
À la fin du troisième millénaire fut inauguré l’Anneau Lunaire, une structure circulaire enfermant notre satellite naturel, relié aux hyper-structures terriennes par douze bras. Le nombre d’humains fut limité à deux-cent-cinquante milliards, jouissant toutefois d’une surface par individu jamais égalée dans l’histoire de notre espèce ou peut-être lors de son apparition. Par curiosité puis par tourisme, quelques stations spatiales privées virent le jour, dérivant lentement dans des orbites originales permettant de varier le paysage, avec des périodes de révolution de plusieurs décennies. Quelques stations furent installées sur Vénus, Mars, et sur quelques satellites de nos voisines gazeuses éloignées, où des milliers de colons établirent domicile dans l’indifférence totale des terriens. Les satellites solides et à peu près habitables de notre système furent conquis.
Au trente-cinquième siècle, sur l’impulsion de Martin Botezariu, président du consortium United Enterprises depuis seize siècles, la station Oméga fut achevée dans la ceinture de Kuiper. Les architectes s’étaient déchaînés : le cœur de la station était une sphère de deux-cents kilomètres de diamètre, autour de laquelle cinq autres sphères composées d’anneaux concentriques tournaient lentement, chacune à leur vitesse afin de générer la même gravité artificielle, coulissant le long de formidables axes étendant la taille d’Oméga à deux-mille kilomètres d’un bout à l’autre. L’idée de Martin, homme d’un autre temps, était de relancer la conquête spatiale. Cette station servit de centre de formation des futurs colons, ainsi que de chantier naval. Martin fit construire des flottes d’exploration à échelle industrielle.
La construction de chaque flotte demanda vingt ans. Quatorze furent construites et quittèrent Oméga sitôt la dernière goutte de peinture séchée, emportant soixante mille colons. Elles partirent dans toutes les directions, vers les systèmes les plus proches. Passée la quatorzième flotte, l’élan colonisateur, partagé sur les réseaux sociaux par les deux-cent-cinquante milliards d’humains, se calma, battu par un phénomène de mode nouveau : les multi-vies connectées, permettant à chacun de vivre simultanément dans plusieurs corps partagés avec d’autres utilisateurs.
Une station Oméga-2 fut envisagée dont les travaux commencèrent. Les flottes, déjà totalement autonomes, furent livrées au vide de l’espace à cinq-cents kilomètres par seconde.
Un petit groupe de notables haut-placés d’Oméga continua toutefois à être payé pour scruter vingt-quatre heures sur vingt-quatre le centre de communications avec les flottes. Ce petit groupe fut payé pendant six-cent-cinquante-trois ans sans qu’il ne se passe rien d’autre que de sporadiques mises à jour des systèmes d’exploitation des ordinateurs quantiques.
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