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Silence radio

Le commandant Contor s'autorisa trente seconde de pause, histoire de reprendre son souffle. La course depuis le central des opérations jusqu’à l’amirauté avait été longue, près de trois kilomètres en sprint, mais quel bonheur de courir à l’air libre ! Les modules de transport étaient au garage depuis son enfance. Elle réajusta son uniforme, releva la tête et leva la main droite sous l’œil vif des droïdes de sécurité qui arpentaient toute la Colonie. L’ordinateur des quartiers sécurisés de l’amiral Akvir était programmé pour reconnaître ce geste. Un scanner repéra la puce d’identité insérée entre les métacarpes du commandant.

“Commandant Contor, chef d’escadron du cinquième escadron de la Deuxième Flotte, vous êtes autorisée à entrer. Votre direction est téléchargée sur votre guide oculaire”, dit une voix métallique dans son oreillette intégrée. Le mur translucide s’ouvrit en une large porte dans laquelle elle s’engouffra d’un pas résolu.

Contor ne s’était encore jamais rendue dans les quartiers de l’amirauté, à part pendant une brève aventure avec le deuxième assistant du vice-amiral, un soir de permission, trois ans auparavant. Elle n’en avait guère conservé de souvenir impérissable. Et il faisait nuit. Et elle avait bu. Enfin, pas trop.

Les quartiers de l’amiral étaient construits sur le pont supérieur de l’Eclipse, le vaisseau-mère de la Deuxième Flotte, long de vingt-cinq kilomètres. Par tradition, lors du Grand Ataelissage de l’An Zéro, chaque responsable de la flotte avait conservé son vaisseau, y élisant domicile. L’Eclipse n’avait pas bougé, posé sur ses dix-sept titanesques pattes d’ataelissage, mais sur la partie supérieure de sa coque, de petits buildings de vitrobloc semblaient s’être multipliés comme des lapins.

Contor avança au gré des indications de son guide oculaire, qui superposait à sa vision une ligne verte en direction des appartements de l’amiral. Elle marcha plusieurs minutes entre les allées de réco-cyprès, reconstitution génétique des cyprès d’avant le Grand Exode. Ils étaient énormes, presque vingt mètres. Puis le sol remonta en pente douce, tandis qu’elle empruntait un tunnel qui, d’un autre temps, avait été un formidable canon à plasma modèle HT-7000 Titan. Le tunnel la mena à l’intérieur de l’Eclipse, puis dans la tour principale de ce dernier. Un ascenseur l’emmena jusqu’au sommet de la tour, qui décrivait une immense plateforme de deux-cents mètres de circonférence, surplombée d’un dôme. Elle aperçut Akvir.

 

Au sommet de son building personnel, l’amiral Akvir évoluait le long d’une allée de réco-cèdres. D’une centaine d’années – c’est-à-dire aux deux tiers de sa vie active et bientôt à la fin de sa carrière - l’homme avait un profil de général grec et en cultivait la ressemblance par une courte barbe blanche taillée à la perfection qui lui donnait un air antique. L’homme était le dernier amiral à avoir vogué parmi les étoiles à la recherche d’une planète habitable avant que la Deuxième Flotte ne trouve Taela. C’était une autre époque, à présent. Alors qu’il était le quarante-septième Amiral, pensa-t-il avec nostalgie. Le premier à ne plus chercher une planète.

« Mes respects, Amiral, dit Contor.

- Commandant, salua Akvir en l’invitant à marcher à ses côtés. Magnifique, n’est-ce pas ? Après vingt-huit siècles dans les mêmes vaisseaux, nous pouvons enfin renouer avec l’Architecture et la Construction. J’ai l’impression que ces mots étaient presque effacés du dictionnaire.

- Je n’ai vécu que six ans dans le Lanzhou, Amiral. Je ne m’en souviens plus tellement.

- Ah ! Un chouette vaisseau, ça, le Lanzhou.

- Amiral, je suis venue vous porter de bonnes nouvelles !

- Je sais. Venez, discutons-en au salon Ouest. »

 

Il se dirigea vers une des tours et ils grimpèrent un escalier d’un blanc-cassé immaculé. Au sommet était disposé un salon circulaire composé de deux uniques canapés qui, face-à-face, suivaient tout le bord de la tour. La vue sur les quartiers de l’Amirauté était imprenable : on devinait les courbes de l’Eclipse sous les tours de vitrobloc et plus loin, celles des vaisseaux de deuxième rang dont le Lanzhou, au fond. Akvir activa le minibar, auquel Contor commanda n’importe quoi de frais. La requête fut interprétée par jus de fruits. C’était frais. Contor le savoura juste suffisamment pour ne pas froisser l’amiral.

« Bien. Amiral, notre installation est terminée. Nous avons aujourd’hui fini d’ancrer le dernier vaisseau principal de la Deuxième Flotte, le Novgorod. Les tunnels entre chaque section sont achevés. Les centrales énergétiques sont mises en place et largement suffisantes. Mis à part que nous occupons toujours les vaisseaux, plus aucune ressource de la Deuxième Flotte n’est utilisée. Nous prenons soin de ne rien abîmer, ou pas trop, dans les limites fixées il y a vingt-et-un ans.

- Excellent, commandant. Vous avez fait un travail remarquable.

- Je vous remercie. »

 

Contor finit son verre cul-sec. Akvir garda le silence en regardant la Colonie d’un air paisible.

« Commandant, pouvons-nous entamer la phase deux de la Colonisation ? C’est ce que prévoit le protocole.

- La fameuse phase deux. J’attendais que vous me posiez la question, dit Akvir en s’asseyant confortablement. L’Appel.

- Oui, Monsieur. L’Appel de la Terre suivi de la préparation de l’Accueil de ceux qui voudront venir.

- Je connais bien ce tralala, Contor, je ne le connais que trop bien. L’Abandon, puis l’Aperçu, l’Appel et l’Accueil. Que savez-vous de l’Appel ?

 

Car ces quatre étapes faisaient partie de l’éducation de chaque membre de la Deuxième Flotte, flotte qui n’existait que dans un seul but : trouver une planète habitable dans laquelle décharger une partie de ses deux-cents milliards d’humains de la Terre.

Contor fut surprise par le ton de l’Amiral, avant d’être surprise par sa remarque également. Elle réfléchit, tandis qu’elle se fournissait un deuxième verre, cette fois plus corsé, au minibar.

« L’Appel est une phase simple. L’Accueil est bien plus compliqué, qui demande de…

- Je ne vous parle pas de l’Accueil. Juste de l’Appel, pour le moment.

- Eh bien ! L’Appel consiste en l’activation du transpondeur cosmique, dont il n’existe qu’un seul exemplaire qui est sur le pont principal de l’Eclipse. Un seul par Flotte. Il nécessite énormément d’énergie, mais l’énergie n’est pas un problème car nos générateurs ont considérablement évolué depuis la construction des vaisseaux.

- Exact. Continuez.

- L’Appel doit suivre un protocole très précis de renseignement des données planétaires, destiné à limiter les risques que la colonisation impose. Il y aura des modèles topographiques, des modèles souterrains des scanners de la croûte taelestre. Des données sur l’atmosphère, la composition gazeuse, etc.

- Jusqu’ici, vous avez dix-sur-dix.

- Et pour finir, l’Appel est du ressort du corps d’officiers supérieurs de la Deuxième Flotte. Vous en serez donc à la tête, ainsi que tous les officiers de… mon rang.

- C’est tout à fait juste.

- Et suite à l’Appel, qui n’est, au juste, qu’une formalité, commence la phase de préparation de l’Accueil, qui consiste à activer les robots constructeurs.

- Nous y voilà. Poursuivez.

- La réponse de la Terre contiendra non seulement le feu vert mais aussi les codes d’activation des robots constructeurs, que nous achevons de sortir de leur cocon.

- Et c’est là que ça devient intéressant.

- On nous enseigne que les spécialistes sur Terre ont de quoi tout programmer, poursuivit Contor. Ils penseront à tout en partant de l’urbanisme à la construction, en passant par l’extraction minière, les équipements énergétiques importants, etc. Les robots feront tout tous seuls.

- Vous avez tout bon, commandant. Bravo... »

Akvir renversa calmement la tête en arrière, le regard perdu dans le vitrobloc translucide de la toiture.

« …sauf que je ne passerai pas l’Appel.

- Comment ?! Merde. »

 

Contor s’était redressée, renversant son verre. Elle s’en servit un autre. Akvir ne la lâchait pas des yeux. Contor soutint son regard avec colère.

« Expliquez-moi pourquoi vous ne rempliriez pas votre fonction d’Amiral de la Deuxième Flotte ?

- Parce que je ne tiens pas à provoquer un génocide ou un autre Exode, nous sommes faits pour vivre sur une planète. Parce que ça nous est vital de ne pas le faire, et à tel point que vous m’y aiderez.

- Je ne vois pas pourquoi je ferais une telle chose.

- Laissez-moi vous expliquer. »

Akvir prit lui aussi un verre d’alcool dans le minibar.

« Nous ne ferons pas une telle chose car nous aurons, au préalable, détruit le transpondeur cosmique, vous et moi. Dans moins d’une heure.

- Vous ne voulez pas que la Terre soit au courant que nous avons réussi ?! Que la mission de quarante-sept générations est accomplie ?

- Non. Ni la Terre ni aucun humain ni aucune des quatorze Flottes. Personne. Jamais, dit l’Amiral en descendant du canapé.

- Mais pourquoi ?

- Parce que je sais ce qui arrivera si jamais les humains de la Terre viennent ici. Avez-vous entendu parler de l’Amiral Uume, le huitième de la Deuxième Flotte ?

- Je… non. J’ai vu son nom sur la liste de nos leaders mais je ne sais pas ce qu’il a fait pendant le vol. Il n’y avait certainement pas grand-chose à faire, pendant un vol qui dure toute une vie en ligne droite.

- Précisément. C’est d’ailleurs ce qui a provoqué une augmentation de la population de la Deuxième Flotte à laquelle a du faire face l’Amiral Roonborg, le cinquième.

- C’était avant la Régulation ?

- Oh, il y a toujours eu une Régulation, ma chère. Mais en ce temps-là, la population initiale de la flotte était de soixante mille membres d’équipage.

- Soixante mille… mais nous sommes plus d’un demi-million !

- Je le sais bien. Un demi-million, stable justement depuis que Uume a mis en place la deuxième Régulation mais surtout, surtout parce qu’il a modifié nos caractéristiques génétiques. Comme vous le disiez, commandant, si nous activons l’Appel, les robots constructeurs seront autonomes.

- Oui, dit résolument Contor.

- Mais nous, nous serons impuissants.

- Je… n’avais pas vu les choses sous cet angle.

- Les robots constructeurs se mettront à fabriquer une ville-planète imaginée par les humains de la Terre, pour les humains de la Terre. Des tunnels, des buildings. Sur Terre, il y a même un anneau dans lequel est immobilisée la Lune ! Les constructions seront immenses. Gigantesques. Avec des plafonds à quatre mètres de hauteur !

- C’est… bien plus qu’il n’en faut, Amiral. Mais la planète est assez grande !

- La planète, ça oui ! Cette planète est deux fois plus grande que la Terre. Mais si les humains de la Terre viennent ici, c’est nous qui devrons repartir et je ne peux pas imposer ça à tous les membres de la Deuxième Flotte.

- Je ne comprends toujours pas pourquoi.

- Parce que ce qu’Uume a fait nous a permis d’être plus nombreux dans des vaisseaux qui ne grandissaient pas, Contor. Il a fait ce que les humains de la Terre ont toujours refusé de faire. Les humains de la Terre ne nous concernent plus, nous sommes une autre espèce. Nous n’avons pas toujours mesuré quarante-cinq centimètres.

 

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