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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
Pas de réponse
Une seconde seulement après l’ouverture des portes, il apparut clairement que le somptueux bureau devait faire pas loin de cinq-cents mètres carrés. En périphérie se trouvaient plusieurs bassins, des fontaines, des sculptures cybernétiques dont les composants électroniques semblaient d’un autre temps et des maquettes de la station à ses différents âges, qui lévitaient. La pièce était un immense ellipsoïde élancé qui se terminait par une formidable bulle vitrée donnant sur le vide stellaire. On n’apercevait pas le trafic pourtant dense, ce qui ajoutait une touche supplémentaire à la magnificence du lieu. En contrebas, au centre, se trouvaient trois personnes assises sur des morphosièges. Son hôte – ce devait être lui – se leva, comme l’usage le voulait, pour l’accueillir, bien qu’il sût précisément chaque centimètre-cubé qu’empruntait Jiube depuis qu’il était détecté par les scanners d’Oméga-II, Jiube en était persuadé.
« Soyez le bienvenu, entendit-il en descendant la pièce.
- Gouverneur Marshu, je vous remercie de prendre le temps de me recevoir, répondit Jiube.
- C’est tout naturel, voyons ! Nous ne recevons pas grand monde, ces temps-ci, Oméga est paisible. Mais prenez un siège, guetteur Jiube. Je suppose que vous connaissez déjà mes assistants Imne et Drachan ? »
Drachan était l’archétype du chercheur en cyber-sociologie. Les cheveux hirsutes, la combinaison suréquipée d’extensions de confort, une visière de transformation vissée – littéralement – devant ses yeux pour garantir un recul permanent aux stimuli oculaires et auditifs. Sa sœur Imne était d’une beauté éblouissante, manifestement l’œuvre d’un excellent chirurgien esthétique ou d’un très talentueux programmeur génétique. Sa plastique était parfaite et sa combinaison ne portait que le strict minimum d’équipements psychotroniques, ce qui la rendait encore plus étrange que Drachan.
« J’ai lu plusieurs publications sur votre déploiement de la génération gamma du cyber-univers. Un travail remarquable, mais nous n’avions pas encore eu l’occasion de nous rencontrer. Enchanté !
- Oméga t’accueille, dirent les intéressés avec un salut assez gracieux. »
Le geste partait de la poitrine pour lancer une plume imaginaire en direction de l’interlocuteur, une coutume snob inventée par les premiers omégaïens et exportée ensuite sur Oméga-II. Jiube leur répondit par le geste inverse, acceptant leur formule ainsi que l’exigeait l’étiquette. Politesse et diplomatie étaient la clé de la paix du système solaire depuis une belle poignée de siècles. Ça et le cyber-réseau, les uni-serveurs, la sécurité matérielle, l’état-providence et la placidité de la population, pensa Jiube en s’asseyant dans un morphosiège que le sol générait.
« J’ai pensé qu’ils seront d’excellent conseil, dit Marshu. Mais racontez-nous tout depuis le début, je vous prie, invita-t-il en désignant le plafond. »
Aussitôt qu’il fut confortablement installé dans le morphosiège, Jiube eut un inventaire exhaustif des périphériques accessibles dans la pièce, qui furent installés par son neuro-assistant. Jiube étendit sa Vue Virtuelle vers le plafond. Bien que la pièce ne changeât pas d’apparence, les trois autres protagonistes virent le blanc immaculé du plafond remplacé par une image TriDim du système solaire.
« Bien, commença Jiube en chargeant une image réduite du système solaire. Commençons par un historique : la Terre est là… »
Un triangle jaune clignota.
« …et j’ai fait le chemin depuis Oméga-I ici… »
Un autre triangle clignota.
« …pour vous rencontrer. »
Troisième triangle.
« Comme vous le savez, il y a environ huit-cents ans, huit-cent-soixante-dix-neuf pour être exact, a commencé le programme spatial de colonisation. »
Les planètes firent marche-arrière sur leur orbite à toute vitesse jusqu’à ce que la date indique neuf octobre trois-mille quatre cents, le défilement revenant à “x 50”.
« Les flottes, murmura Imne d’un air pensif.
- Les flottes, oui, termina Jiube. Quatorze flottes partirent approximativement tous les vingt ans.
- Quelle était leur plan de vol ? demanda Drachan.
- A une autre échelle… »
Le système solaire diminua considérablement pour s’inscrire dans un amas d’étoiles.
« …il était question de s’approcher d’exoplanètes habitables dans la mesure du possible. Si aucune exoplanète ne se révélait habitable, la mission était de se diriger vers des zones d’observation avant de convenir d’une nouvelle destination. Les capteurs des flottes sont extrêmement sophistiqués.
- Comment le vaste univers a-t-il été découpé en quatorze parts de fromage ? demanda Marshu.
- Oh, selon le découpage Botezariù. Si nous sommes au centre d’un cube cosmique, les quatorze directions sont les centres des six faces du cube et les huit sommets.
- C’est singulier et totalement arbitraire ! dit Drachan.
- Botezariù finançait le programme, dit Jiube.
- Ah.
- Revenons aux flottes ! dit Marshu avec enthousiasme.
- Eh bien ! Les quatorze flottes furent envoyées dans ces directions principales… »
Des courbes vertes partirent du triangle Oméga-I, prirent de la vitesse par effet de fronde gravitationnelle et s’éloignèrent du système solaire, qui rétrécissait petit à petit.
« …et, pour être franc, n’ont pas toutes donné de nouvelle. En fait, elles n’ont pas donné de nouvelle du tout. »
Certaines des trajectoires s’arrêtèrent en une croix rouge indiquant la date de perte de trajectoire, d’autres continuant vers des destinations, d’autres ne s’arrêtant pas.
« Et quel est le problème ? demanda Imne après un moment.
- Quoi, “quel est le problème” ? Nous avons plus de huit-cent mille colons envoyés dans le cosmos qui ne donnent pas de nouvelle et ça ne vous inquiète pas ?
- Non. Ça devrait ?
- Ce que ma sœur tente de vous amener à faire, c’est de nous expliquer en quoi avez un problème, en quoi avons un problème, dit doucement Drachan. »
Jiube garda le silence un instant, le temps de charger les données auxquelles il pensait par sa Vue Virtuelle.
« Eh bien voilà. Pour chaque flotte, les observations spatiales de l’époque garantissaient un passage sur au moins cinq exoplanètes, habitables ou presque. »
Les plans de vol et destinations des flottes apparurent au plafond.
« Presque habitables ? dit Marshu. Toutes les planètes solides sont habitables, non ?
- Rapidement terra-formables, dit Imne. Une lubie de l’époque.
- Encore une fois, c’est Martin Botezariù qui finançait et fixait les objectifs des flottes, dit Jiube.
- Et donc ? dit Drachan.
- Eh bien ! Nous avons observé plusieurs comportements. La première flotte a atteint toutes ses cibles et y a établi des colonies à l’aide des robots constructeurs qu’elle a utilisé pour son propre compte, ce qui est interdit par le règlement.
- Mmh, fit Marshu. Poursuivez.
- La deuxième flotte n’a atteint que sa troisième cible, la plus grosse selon nos observations. Ils y ont établi une gigantesque colonie, en reprogrammant les robots constructeurs, ce qui est également interdit par le règlement.
- Je vois, dit Marshu.
- Les flottes sept, huit et onze n’ont atteint aucune de leurs cibles. La flotte sept a tout simplement cessé d’utiliser ses moteurs et a assemblé tous ses vaisseaux au vaisseau-mère, le résultat est de la taille d’Oméga, environ, en beaucoup moins esthétique, les images captées par nos sondes ne sont pas très flatteuses.
- Ah ! Il est dur de rivaliser avec le design à la fois féérique et fonctionnel de notre station, dit Marshu rêveur. Et la flotte onze ?
- Elle a pris racine sur un gros astéroïde de classe Titan qui passait par là. Et les flottes trois, six, dix et douze ont tout simplement continué tout droit sans tenir compte de leurs cibles. Nous parvenons aléatoirement à les localiser grâce à la signature quantique de leurs moteurs mais il semblerait, aussi surprenant que cela puisse être, qu’ils aient mis au point une technologie de brouillage de leur signature. Ils sont devenus furtifs.
- Et les flottes quatre, cinq, neuf, treize et quatorze ? demanda Drachan.
- Les flottes quatre et cinq ont établi une colonie dans le même système. Les autres dérivent ou ont disparu.
- Bon. Quatorze flottes dans le décor, résuma Imne.
- Vous nous dites donc qu’aucune des flottes n’a rempli sa mission de préparer une colonie pour les solariens ? dit Marshu.
- C’est tout à fait ça, admit Jiube. Donc, pour répondre à votre question, Conseillère Imne, problème est que je ne parviens pas à expliquer pourquoi l’entreprise qui me paye a failli, et je ne sais pas quelle réaction adopter, à part celle de vous prévenir puisque mon organisation n’est pas dans la juridiction du cyber-gouvernement d’Oméga-I. Les modèles prédictifs que j’alimente depuis plusieurs siècles vont à l’encontre des phénomènes observés. Et par extension, problème est qu’aucune colonie n’est apte à accueillir la population solaire ! Alors qu’Oméga et Oméga-II sont à leur potentiel capacitaire. »
La présentation s’arrêta, le plafond regagnant sa couleur blanche. Drachan et Imne échangèrent un regard. Une conversation s’échangeait visiblement entre les deux par cyber-réseau.
« Bien. A nous de vous apprendre quelque chose, vous partirez peut-être de cette entrevue avec des éclaircissements, dit Drachan.
- Voyez-vous, nous avons également lancé un programme de colonisation il y a quatre siècles, dès l’ouverture d’Oméga-II, dit Imne.
- Ah bon ?! Mais nous n’avons vu aucune flotte quitter votre périmètre pourtant, s’étonna Jiube.
- C’est normal, car nous avons essayé d’apprendre de vos erreurs.
- Nos erreurs ? Je ne comprends pas.
- Eh bien, dit Drachan, considérez le fait suivant : un équipage suffisamment nombreux pour constituer une société à part entière n’aura aucune envie de détruire sa propre culture, même si c’est au détriment de sa raison d’être, c’est-à-dire de sa mission.
- C’est… c’est juste, on l’a observé ces derniers siècles entre omégaïens et bis-omégaïens. Mais alors quelle solution… ?
- Pour éviter la création d’une culture à part entière, nos simulateurs ont estimé la taille critique d’un groupe d’individus divergent. Nous avons donc envoyé des équipages réduits, de moins de cinquante membres, c’est-à-dire suffisamment peu pour créer une indépendance.
- Dans quel genre de vaisseaux ?
- Nous avons tout testé. Des vaisseaux suffisamment grands pour entretenir la noblesse de la mission : offrir davantage d’espace pour les solariens. Des vaisseaux suffisamment petits pour entretenir l’intérêt de trouver une colonie où avoir de la place, pour soi-même et les solariens. Des vaisseaux moyens, dit Drachan.
- Nous avons préparé des vaisseaux équipés entièrement de femmes ou d’hommes et de caissons de régénération. Nous en avons envoyé d’autres équipés seulement de cyborgs, afin de préserver les membres d’équipage pendant toute la durée du voyage sans reproduction ni besoin physiologique, continua Imne.
- Nous en avons affrété contenant rien d’autre que des capteurs et des Uni-Serveurs d’expédition pour vingt à mille membres numériques, renchérit Drachan.
- De combien de vaisseaux parlez-vous ?
- Douze mille, dirent simultanément Drachan et Imne.
- Vous avez envoyé douze mille expéditions ?!
- Oui, intervint Marshu. Vers l’extérieur du système solaire. L’expansion au sein de notre système est lente et maîtrisée, nous n’avons pas besoin de venir la polluer avec des initiatives expérimentales. Une expédition part environ tous les dix jours. »
Le plafond redevint momentanément un modèle réduit du système solaire, d’où une myriade de trajectoires s’étiraient en partant d’Oméga-II pour rejoindre… on ne sait quoi.
« Mais… des résultats, des territoires colonisés ?
- Aucun, dit Marshu en souriant de toutes ses dents – manifestement ornées de paillettes. Seulement des grappes de colons regroupés.
- Donc pour vous aussi, la colonisation est un lamentable échec. C’est une catastrophe, comment faire ? dit Jiube.
- C’est là que vous vous trompez, cher ami ! piffa Marshu. De mon point de vue, c’est une réussite.
- Mais comment ?
- Vous êtes un employé loyal, dit Imne. Vous voyez ces programmes avec le point de vue de votre patron qui est un sacré bonhomme, un des pères fondateurs de notre civilisation extra-planétaire.
- Mais c’est aussi ce qui vous aveugle, dit Drachan. Revenons aux bases. Pourquoi coloniser ?
- Euh. Parce que nous avons un besoin qui ne reçoit pas de réponse dans notre périmètre.
- Vous avez juste, dit gentiment Drachan. Continuons. Quel est ce besoin ?
- De l’espace vivable ?
- Faux, dit Imne. Les stations sont ainsi conçues que les habitants ont davantage de surface vivable que l’espèce humaine n’en a jamais eu. Chaque station s’agrandie régulièrement, au rythme de la population. Le programme d’expansion des humains dans le système solaire ne s’arrêtera que dans deux mille ans avec Oméga-C, quand nous aurons probablement atteint les vingt mille milliards d’humains.
- Alors de l’air pur ?
- Faux. Les gens ne savent même plus ce que c’est depuis le trentième siècle. L’air des stations spatiales est tout ce qu’il y a de plus pur et conseillé pour la santé.
- La proximité à la nature ?
- Non. Les gens n’ont jamais aimé la nature et depuis l’essor de l’hygiène il y a presque deux mille ans, nature et santé ne font pas bon ménage. Faux.
- Alors je ne sais pas.
- Cherchez moins loin, dit Drachan. Que cherchons-nous en colonisant ? »
Jiube le scruta quelques secondes. Marshu passait nonchalamment la main dans un des bassins.
« L’aventure, alors. La gloire.
- Pas faux, mais pas tellement vrai de nos jours. Notre société ultra-connectée est habituée aux sensations fortes. Vous vivrez plus d’aventures en Uni-Serveur que dans tout une vie de vol spatial ! Et vous n’en tirerez pas plus de gloire que ça, n’oubliez pas que la médiatisation n’est plus ce qu’elle était au vingt-et-unième siècle. Nous ne prenons plus les gens pour des idoles ou des vaches à lait.
- Alors… l’inconnu ?
- Il a trouvé ! s’exclama Drachan.
- Vous avez juste, continua Imne. L’objectif des colons est de partir, pour découvrir quelque chose dont ils ignorent la nature. C’est un mode de vie. Tant mieux pour ce qu’ils trouvent. Tant pis pour ce qu’ils ne trouvent pas.
- Mais alors les flottes, la colonisation n’a aucun sens ?
- Vous vous trompez encore, rit Imne. Vous oubliez ce que nous faisons ici, Drachan et moi.
- Vous êtes cyber-sociologues. Vous conseillez le gouverneur Marshu pour déployer des solutions qui harmonisent le quotidien des bis-omégaïens…
- Faisons plus simple, dit Imne.
- Nous maintenons le calme, termina Drachan. Nous faisons “voyager” les citoyens en les maintenant sur place quand c’est possible. En les faisant partir quand c’est nécessaire. Nous préservons notre mode de vie.
- Donc le but des programmes de colonisation était…
- D’organiser des départs, dit simplement Marshu sans quitter des yeux les cyber-poissons du bassin qui lui tournaient autour de la main. Tout ceci n’a jamais servi qu’à écarter les inadaptés. Nous le faisons tout le temps, et ça marche très bien. Un petit nombre suffit.
- La preuve est que Martin Botezariù voyage depuis plusieurs siècles dans une poignée de ses spatio-yachts, renchérit Imne. Même lui ne s’est pas adapté. Mais il s’est trompé en croyant que les humains ont besoin d’une nouvelle planète : ils ont seulement besoin de vivre , et cela, les Uni-Serveurs peuvent le leur offrir.
- Alors les flottes ne dysfonctionnent pas, selon vous ?
- Oh non ! dit Drachan. Elles ont même trouvé de meilleurs objectifs que ceux avec lesquels elles étaient parties : établir des colonies pour ceux qui voulaient partir et leurs descendants. Pas pour les solariens. »
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