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x. La cantine*

De sa journée, le cancre ne retient que le menu du midi.

 

Replaçons-nous un jour de semaine banal, en pleine année. Il est onze heures et demi mais depuis déjà quelques minutes, la calme atmosphère du deuxième étage partie Sud fait lentement place à une agitation palpable. Genoux qui craquent, raclement de gorges et petites exclamations annoncent la fin imminente de la période de concentration du matin, une heure et demi après le retour de la pause-café (deux heures pour les plus impliqués). Bernard, du coin discret dans lequel est tapi son bureau, envoie depuis onze heures à Nathalie-du-cinquième des mails contenant un simple jeu de Morpion. Daniel recommence pour la troisième fois son travail de la matinée, qu’il a perdu suite à une mauvaise manipulation puis recommencé une autre fois après avoir constaté qu’il s’était trompé de dossier en prenant par erreur la pile bleue de sa droite (en réalité sur le bureau de Bernard) au lieu de celle à sa gauche. Patrick est concentré dans sa recherche de gîte ou de chambre d’hôte pour ce weekend car Christelle lui en a donné l’idée en salle café. Cette dernière envoie des SMS à sa fille et à Jean-Jacques depuis.

 

C’est alors que survient Jean-Loup, du septième. Ou plutôt c’est alors que Jean-Loup surgit. Il est le chef du convoi-cantine, charge que lui confèrent son statut de manager (mais d’une autre équipe plus petite, ce qui le rend amical aux yeux de nos énergumènes que l’autorité exècre), moins que son gabarit (son passé de joueur de rugby amateur de bière est encore visible sous ses dehors d’armoire à glace), moins que son rire gras tonitruant et sa forte voix caverneuse de basse Nivette, moins encore que sa pirouette d’entrée dont il a le secret et s’enorgueillit, tant attendue par nos sérieux travailleurs. Donc, suite à un saut depuis le couloir comprenant un tour aérien et un atterrissage lourd parodiant un double Axel effectué par un éléphant, les chaises de bureaux roulent, les stylos se bouchent, les ordinateurs se verrouillent et un petit groupe bruyant se met à déambuler dans les couloirs en direction de l’ascenseur. Un volontaire (généralement Christelle) se proposera pour aller chercher David et Christophe dont les mines se voudront pensives et graves comme preuve de leur prenant travail matinal (en réalité ils auront tous deux passé leur temps à organiser leur travail de l’après-midi), et enfin Jean-Jacques, capitaine de l’étage, qui se devra d’abandonner son solitaire - non, son poste ! - en dernier pour aller chercher pitance.

 

Après quelques minutes de marche se fera l’arrivée à la cantine, modeste restaurant d’entreprise à la qualité fluctuant entre mauvaise et médiocre ; mais pour tout le monde, c’est la cantine - preuve supplémentaire de l’ambiance primaire qui règne dans les esprits. Y afflueront également des groupes issus d’autres étages, occasion de renouer un contact amical mais grave - car le Manger, c’est sacré - avec des têtes connues. A midi moins vingt, le restaurant est déjà bien rempli, “tu comprends, on vient tôt pour ne pas trop attendre” expliquera Bernard à Daniel. Dans la queue où ils attendront tout de même, chacun, son plateau à la main, sera fidèle à lui-même : Bernard, économisant chaque once d’énergie de son corps, aura déjà consulté le menu en arrivant le matin tandis que Christelle se fera un plaisir d’aller le consulter attentivement au tableau, le menton levé. Connaissant le cuisinier par son prénom depuis de nombreuses années, Patrick aura droit à une généreuse portion de frites supplémentaire suscitant envie et jalousie de la part des autres : “oh mais Patrick il connaît tout le monde ici”. Pour autant, personne n’ose demander une plus large portion. Distraits, Christophe et David opteront pour un assortiment improbable pour parfaire leur personnage de bourreau du travail.

 

Le repas se passera sans grande nouveauté par rapport à un passage en salle café, la cantine n’étant pas leur cocon. Certains mangeront en silence, d’autres comme Christelle - écoutée par David - ne manqueront pas de critiquer la cuisson des patates en boite ou des carottes dont l’orange exacerbé confirmera la provenance douteuse. Une télévision allumée dans un coin au son trop faible pour être entendu et trop fort pour passer inaperçu, saura abreuver les conversations en sujets sans intérêt, chacun étant surtout désireux de mettre de côté quelques thèmes à traiter en salle café et pendant le trajet du retour.

 

Vers midi et quart, il est fréquent que Patrick et Bernard s’échappent du troupeau du retour. Une escapade de quelques minutes à la boutique “tout pour le jardin” du coin leur permettra de s’équiper pour rempoter les plantes vertes du bureau cet après-midi. Le reste de l’équipe partira en salle café écouter le sermon de Christelle sur la recette subie et les blagues licencieuses de Jean-Jacques avant de retourner à son poste sur le coup des quatorze heures - à l’exception évidemment de David et Christophe que le devoir appellera au plus vite dans leur antre.


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*merci à LeSurvivantQuiDésespère de m'avoir fait penser à ce Portrait et d'avoir partagé ses idées avec moi !

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