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xi. La cessation

Il y a deux cents ans, des prolétaires sont morts pour obtenir le droit de vote, et... Ah, les municipales c'était ce week-end ? Zut.

 

Nos attachants travailleurs se font parfois les acteurs d’un événement pas comme les autres. Parfois donc, à fréquence bimestrielle, les bureaux se vident pour cause de cessation. Ils ne s’en rendent pas compte mais sans le vouloir,  c’est une comédie burlesque en quatre actes qu’ils réalisent, avec force conviction dans leur rôle - dressons-en un portrait fidèle et circonspect.

 

Acte I - Grondement de l’inique rumeur.

Lieu : couloirs des bureaux, salles de pause.

Un matin, en salle café.

“Quoi, tu n’es pas au courant qu’ils veulent nous faire ça ?!” La scène 1 se déroule en salle café, et tel est l’accueil réservé par Christophe à tout nouvel entrant. Car derrière le petit homme de (petite) technique se cache souvent un grand meneur digne descendant d’un Babeuf ou d’un Fouquier-Tinville, et ce meneur-là s’applique à exprimer une hargne de capitaine flibustier en ces instants décisifs, à la hauteur de sa flaccidité le reste du temps.

 

Bouches bées et yeux ébahis, voilà la drogue de l’acariâtre plaignard. D’aucuns, pour éviter l’opprobre de l’ignorant, tomberont dans le piège et viendront enrichir son discours d’insoumis de remarques et anecdotes allant dans son sens. Les autres enrichiront sa diatribe de remarques basiques sans intérêt qui, hélas, galvaniseront sa motivation. Il ne faudra que quelques minutes pour que sa sémantique séparatiste ait semé dans les étroits esprits de son auditoire les graines d’un doute, les prémisses d’un refus d’une injustice notoire, les appelant tous à répondre d'une unique voix "non" à l'iniquité, d'un même souffle [sic].

 

Restant tard en salle café, c’est Christophe lui-même qui mettra fin à la conversation : enjoignant chacun de retourner à son travail, c’est la tête haute et le réservoir à arguments vide qu’il fera mine de rejoindre son poste de travail, ultime moyen éristique à sa portée qui achèvera d’apporter respectabilité et dévouement à son action. Bien entendu, loin de se mettre à travailler, c’est dans une autre salle café qu’il continuera de répandre sa sémantique venimeuse, et efficacement, s'il vous plaît ! Car s’il est une constance à reconnaître, c’est celle d’une salle café incessamment occupée dans le Bâtiment.

 

Acte II - Prodromes révolutionnaires

Lieu : bureaux, salles de pause.

Les jours suivants.

Dès lors que la rumeur est répandue sous forme de poudre abrasive à chaque strate du Bâtiment, il est temps pour les initiés de venir entretenir ce qui deviendra les jeunes pousses d’un mouvement social national (en tout cas l'espère-t-il). N’en étant que l’éclaireur, Christophe se gardera bien d’intervenir quand, mus par une plus forte conviction, un groupe de syndicalistes viendra prêcher la bonne parole et dénoncer les actes odieux de la direction. Christophe y prouvera par son inactivité le moyen de prouver que la machine est en route et "la Cause nous dépasse".

 

Les couloirs d’habitude si calmes et vides accueilleront donc de nouveaux venus, dont l’expression grave et le regard engagé suffiront à trahir le motif de leur venue (la cause). Venant déranger absolument chaque personne de chaque étage, c’est pourtant dotés de moins grands talents d’orateurs que Christophe (ou est-ce l’effet de la deuxième fois ?) qu’ils viendront en répéter fidèlement le discours. N’étant toutefois que des sous-fifres des véritables représentants syndicaux qui, eux, véhiculeraient un message clair en ayant parfaitement compris le point de discorde entre la situation actuelle et un monde idéal, ces individus-là n’auront absolument aucune aptitude à discourir, pour preuve la part de “ça, on est contre !”, de “on trouve pas ça normal” et de “il faut réagir” se faisant croissante à mesure qu’ils parcourront les étages et que leurs arguments leur échapperont tandis que midi, lui, approche.

 

Il serait faux et hypocrite de croire que la seule trace du passage de ces larrons serait restreinte à un tas de tracts bourrés de fautes d'orthographe (car faute d'être cultivé, le prolétaire est décidé, c'est toujours ça) effondré et une odeur de sueur ; non, car les idées défendues ce matin-là seront renforcées quelques jours plus tard avec l’annonce d’une grève exceptionnelle que chacun au Service recevra par courrier électronique, démontrant avec efficacité à quel point il est aisé de spammer plusieurs milliers de boites mail avec seulement un réseau de conspirateurs. Belle performance.

 

Acte III - L’action prolétaire

Lieu : rues.

Un matin, la foule.

Vue des bureaux, la grève se remarque par son caractère totalement inaperçu. Certes, les plus attardés s’étonneront de l’absence de Christophe mais mise sur le même plan que la visite médicale de Patrick et les enfants de David à aller chercher à l’école dès 15h30, elle ne brillera pas par son étrangeté. Et puis, si le Service fait grève, “ça ne fait chier personne” comme dirait Jean-Jacques, actuellement assis à son bureau. A cet étage comme aux autres, c’est donc engagé dans un combat intérieur et méconnu que chacun vaque à ses occupations parfaitement habituelles.

 

Vue de l’extérieur, la grève a un tout autre aspect. Conjonction inédite pour organiser un formidable cortège, une véritable foule de Christophes déambulera dans les rues, faisant apparaître avec un amusant enchaînement les étapes de la vie d’un Christophe :

  • A quelques pas devant le cortège, unique personnage jugé digne de porter le mégaphone, le Christophe-en-chef (notons c-e-c). La quarantaine, l’œil vif, ce Christophe-là est le capitaine du cortège et il en choisit les slogans.

  • Aux premiers rangs du cortège, les porteurs de pancartes et bannières. Tel un chœur, ceux-là scanderont les slogans choisis par le c-e-c.

  • Derrière les cinquante premiers mètres et porteurs de pancartes, derrière la fourgonnette transportant les amplis (permettant au c-e-c d’être entendu jusqu’aux derniers du rang) viendront les Christophes standards, qui n’auront pas oublié de discuter de leur “action” et de leurs préparatifs de voyage pour venir manifester pendant la première demi-heure avant que leur conversation ne bifurque accidentellement sur le beaujolais.

 

Pris au piège de quelque cabinet de maire ou quelque administration encore plus inerte et inaltérable que le Service, les véritables meneurs seront bien incapables de répondre aux questions des journalistes venus couvrir l’événement. A la questions des revendications, ce seront quelques Christophes choisis au hasard ou alors pour leur apparence prolétaire, la richesse de leur maquillage facial révolutionnaire ou encore la gravité de leur expression qui exprimeront au reporter de TF1 la profondeur de leur motivation davantage qu’ils n’expliqueront la situation. Fait amusant, la grève s’arrêtera sur le coup des seize heures, car "c’est pas tout mais si c’est pour rentrer plus tard que quand on travaille, autant rester au bureau".

 

Acte IV - L’après.

Lieu : bureaux, salles de pause.

Le jour d’après.

Au bureau, étant donné que personne n’aura remarqué l’absence de Christophe, personne n’aura remarqué son retour non plus. Par politesse, plusieurs membres du CdC s'enquerront de l’aboutissement de son action. N’en ayant, au fond, pas véritablement compris la raison et les enjeux, celui-ci répondra par un vague “oh, tu sais, maintenant ce n’est plus de notre ressort, l’important c’est de faire passer le message”, taira le sous-jacent "oh c'était surtout sympa de retrouver Jean-Louis, ça fait deux mois qu'on ne s'est pas vus depuis la formation", ce qui viendra globalement confirmer ce que le discours inintelligible laissé par ses co-révolutionnaires à la télévision laissait largement comprendre : comme tous les autres, il n’a rien compris.

La gigantesque mascarade s'évaporera donc comme elle sera arrivée : autour d'un café, entre les rhumatismes de Patrick et les insomnies de David.


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