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xii. Le repas de Noël

 

Vous l’aurez compris, si nos attachants flemmards devaient se distinguer par un trait de caractère, c’est leur attachement à la culture d’entreprise (dont l’intensité apparaît ici comme nécessaire à leur quotidien) qui les résumerait le mieux. Et si les années civiles s’entament, dans cette culture, par une revue plénière, elles se terminent en revanche par un rituel bien particulier, faisant tant partie des coutûmes du Service que cela mérite que nous y jetions un œil attentif.

 

Ce rituel, le repas de Noël (notons RdN), se prépare sur un mois considéré comme un projet à part entière réalisé par le Service qui y consacrera un budget, un temps de préparation et lui désignera un responsable (souvent, les membres du CdC s’en octroieront le privilège de l’organisation, telle la mafia défendant un impôt). Tantôt mené par Jean-Jacques, Bernard ou Christophe (quand il se sera fort heureusement libéré de ses obligations syndicales), ce RdN sera abordé dès la fin du mois l'octobre avec le même professionnalisme qu’une tâche usuelle et sérieuse, dans les grandes lignes.

 

A l’heure où tous les employés d’une organisation de plus de trois personnes savent partager un calendrier électronique, un mail à l’orthographe douteuse demandera à chacun de consulter, via une adresse inintelligible à copier dans l’explorateur Windows (les liens hypertextes et les Doodle n’étant pas… n’étant pas), un minable tableur perdu dans les méandres du serveur pour renseigner sa disponibilité et ses préférences gastronomiques. Après une perte de temps subtile de plusieurs semaines remettant en cause la liste d’invités, les colonnes du document ainsi que la pertinence du responsable RdN, les membres du Service hors-CdC y répondront sous un délai d’un mois, faisant par conséquent preuve d’un sérieux peu habituel (et, par là, s’étant momentanément sentis sous pression). Concernant la date, tous les conviés iront de leur graine, avançant quelque priorité personnelle ou, plus rarement, professionnelle. Au final, le dernier vendredi de la deuxième semaine de décembre sera, comme toujours, choisi à l’unanimité participante (c’est-à-dire le CdC). A propos des choix de menu, chacun y ira ensuite de son allusion en salle café, de son subtil indice digestif (“la dernière fois j’étais à la fête des voisins et devine quoi ? Ils ont fait des moules, ils savent pourtant que je déteste ça, je te raconte pas la soirée”), pour décrier la proposition de l’un d’opter pour des fruits de mer, celle de l’autre concernant des toasts sucrés ou, bref, d’un quelconque mets un tant soit peu original. Le tout mettant par là une pression de façade à l’organisateur, en qui toute la confiance du Service sera bien évidement placée.

 

Parlons de l’organisateur, justement. Les membres du Service étant profondément opposés à toute manifestation de nature hiérarchique, il va de soi que l’organisateur du RdN s’attirera à la fois admiration et mépris, d’une part pour avoir eu le courage d’endosser sa dure tâche et d’une autre, l’outrecuidance de vouloir se distinguer du rang. Les mois de novembre et décembre verront donc apparaître un personnage de premier plan, lauréat aux nominations du meilleur second rôle à quelque festival ciné-burocratique ; Jean-Jacques s’effacera plus qu’à l’acoutumée (même s’il est lui-même responsable RdN) pour mettre toutes les chances de l’organisateur de son côté, quitte à légèrement (de l’ordre de 50%) en baisser la charge de travail afin d’assurer ses arrières et minimiser les risques de retour de manivelle suite à un surmenage de fin d’année.

 

Le jour J, un projet d’une si faible ampleur se sera bien évidemment estompé au point que ses participants l’auraient totalement oublié s’ils avaient eu suffisamment de travail pour penser à autre chose ; c’est donc dans une ambiance fébrile que chacun attendra que commence l’Evénement. Sur le coup des dix heures et demi, supposons que l’organisateur soit Christophe (encore lui ?! il n’arrête donc jamais ! Il a bien fait de demander sa prime, tout engagé qu’il est), qui se dirigera lentement vers la principale salle de réunion. En salle de réunion oui, car, véritable moment de convivialité, il eût été hors de question que le RdN se déroulât hors des murs du Service ! Christophe, donc, rejoindra directement cette salle afin de préparer les tables, chaises, disposer les gâteaux, aligner les flûtes à champagne en plastique.

 

Nota : La chronologie est absolument fondamentale ici, car avec une fidélité chirurgicale, chaque participant aura à cœur d’intervenir au moment opportun.

  • Christelle, soucieuse que ce repas atteigne son potentiel maximum d’appréciabilité, se chargera de disposer les lieux de la manière qui lui plaît le plus, encourageant même Christophe à se décharger des tâches les plus fatigantes pour se “consacrer à l’essentiel” ;

  • Patrick, chargé des alcools depuis des années, rejoindra la salle sur le coup des onze heures. N’ayant pas son pareil pour dégoter des fonds de caisse oubliés dans quelque cave, il aura profité depuis plusieurs mois de ses allées et venues chez son dentiste ou chez le docteur pour constituer un honnête stock de nobles piquettes sous son bureau ;

  • Bernard, fin stratège, arrivera trois ou quatre minutes avant le début de l’événement indiqué dans les mails réguliers des semaines précédentes ;

  • Daniel, sur ses talons, s’excusera de n’avoir pas su anticiper à cause de son inexpérience (et de sa bêtise), se contentant de contribuer à l’étalage des gâteaux d’apéritif dans des assiettes en carton ;

  • Jean-Jacques, occupé (mais par quoi ?), sera ponctuel, mou et enjoué. Il se fera un défi personnel de ne faire plus qu’un avec la tapisserie jusqu’au départ des convives ;

  • David, forcément pris par ses affaires (mais lesquelles ?) jusqu’au dernier moment, entrera en scène seulement une ou deux minutes avant que les festivités ne commencent ;

 

Après un rapide et insignifiant discours de Jean-Jacques (qu’il aura répété jusqu’au dernier moment), félicitant chacun pour l’année passée exceptionnellement moyenne, constante, rassurante mais ayant connu nombre de faits imprévisibles donc inappréciés, marquants, troublants, pourquoi pas tristes, avant d’aborder le chapitre des congratulations générales annonçant, non sans un petit côté spoiler chauvin, certains points que la réunion plénière reprendra, puis congratulant Christophe pour son courage généreux et Patrick pour son portefeuille de contacts, le repas commencera dans un brouhaha collégial. Les discussions, allant bon train, porteront essentiellement sur le repas dont le prix ne sera pas à la hauteur de la qualité, mais très convenable et mieux que l’année dernière (mais hélas moins bien que l’année précédente). L’alcool auto-entretiendra les discussions le concernant, du moins tant que sa quantité disponible restera suffisante. Globalement, Christophe aura (en secret) choisi parfaitement le même traiteur que l’année dernière, les mêmes quantités et les mêmes associations de saveurs (celle qu’avait proposé le traiteur d’il y a trois ans) ; mais un habile tour de passe-passe conjugué à un changement de disposition des lieux et une présentation différente auront suffi à créer une impression de nouveauté, faisant oublier que ce RdN est strictement identique au précédent.

 

Vers treize heures trente, les plus sérieux, à savoir David et Jean-Jacques, seront rappelés à leur poste par leur lourd labeur. Patrick prétextera son grand âge pour s’esquiver peu après quatorze heures, laissant ainsi le reste des convives sans doyen ni supérieur hiérarchique. Privés de berger, ces petits moutons bêleront bruyamment des blagues de Bernard jusqu’à plus de quinze heures, heure où David annoncera malgré lui l’heure de plier bagage. En effet, suivant les avisés conseils de Patrick et Jean-Jacques, David ne se sera pas rendu compte que les huit à dix fonds de bouteille qu’il aura terminés, dans une séquence champagne, blanc, rouge, rosé fort aléatoire, auront largement explosé son seuil de résistance à l’alcool. Ivre mort, après avoir fait rire l’assemblée pendant une grosse vingtaine de minutes, toute inhibition ayant disparu, il s’écroulera soudain sur la table dans un bruit sourd qui ne fera pas illusion une seule seconde dans tout l’étage.

 

Vers quinze heures, ayant cessé de rire aux éclats de la chute lamentable de Daniel dans la salade de pâtes, le voile euphorique laissé par l’alcool commençant à se stabiliser, Bernard, Christelle et Christophe s’astreindront à ranger la pièce et à ramasser Daniel. Christophe, en bon délégué syndical, choisira de faire le tour des étages pour distribuer quelques paquets de chips restés neufs. Les bouteilles pas tout à fait vides se verront perdre leur ultime demi-verre de contenu dans les toilettes, celles restant pleines étant sans hésitation récupérées par Christelle, pour rendre service. Bernard, quant à lui, pour ne rien jeter vous comprenez, dévouera son frigo à la conservation des quatre kilos de toasts, salade, charcuteries, viennoiseries et chocolats restants.

 

Le RdN laissera un ardent souvenir à ceux qui ne partiront pas deux semaines en vacances (car, usés par cette dure journée de labeur, ceux qui ont des enfants seront repartis chez eux prématurément). On aura surtout remarqué les cinquante-sept appels manqués : durant cette journée, pour cause de surcharge momentané du centre d’appel, il est de coutûme de laisser le téléphone sonner sans interruption sans recevoir de réponse*.


*Car en 1998, alors qu’à un similaire RdN, Christelle se trouvait fort pompette et répondit au téléphone. Sa voix inhabituellement enjouée fut la risée du correspondant, un "extérieur". Toute astreinte téléphonique fut désormais interdite durant les RdN.


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