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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
vi. Le doyen
“J'ai toujours fait comme ça.”
Patrick est en retard. Pardonnons-le, il était chez l’ophtalmo. Quand les membres du Service sont absents, les raisons de santé les absolvent de toute faute - d’autant plus que le Service possède son propre centre médical : “c’est propre, ça reste en interne” y dit-on. Il faut dire, Patrick n’est pas en bon état : s’étant persuadé que l’âge d’être retraité est synonyme de vieillesse, il en a oublié qu’au Service, la retraite est anticipée, et s’est donc convaincu que sa décrépitude atteint chaque jour une valeur bien supérieure à celle de la veille. Touché, comme la moitié des personnes des sociétés dites “avancées”, d’une déficience visuelle l’amenant à porter des culs-de-bouteille, il est “heure-du-café-moins-dix” quand Patrick revient de son rendez-vous. On lui pardonnera donc de n’avoir pas fait la rituelle tournée de poignées de main à chacun au profit d’un acte professionnel mineur, et, n’ayant eu que quelques minutes pour allumer son ordinateur et lire deux messages électroniques avant de retrouver les membres du CdC, de s’attabler encore essoufflé en salle café.
Patrick pourrait être comparé aux légendaires DS21 de Citroën : en avance sur leur temps, incomprises par les consommateurs des années 60, ces voitures à la classe unique passèrent légendaires lorsque les technologies qu’elles présentaient devinrent courantes près de cinquante plus tard. De même, ayant participé au fondement du Service lors d’une réforme de 1978, Patrick fait partie des murs de cette entité dont il connaît les membres aussi bien que les rouages. C’est d’ailleurs un des rares à persister à nommer l’entité du Service par son nom antique, provoquant chez ses auditeurs plus jeunes étonnement et respect (sauf lorsqu’il s’agit d’utiliser les cartouches de 1995). Tel un parrain de la pègre qui devant un imprévu décrocherait posément un téléphone et dirait “Tony, tu me dois une faveur, capo”, Patrick n’a pas son pareil pour passer ses journées au combiné à la recherche d’une information, ou en vadrouille dans les bureaux des autres étages - c’est d’ailleurs l’un des rares à oser s’y aventurer : “oh tu sais, au troisième [étage]”.
Ayant pris de l’assurance et de l’expérience, Patrick s’est vu refuser le poste de Jean-Jacques il y a quelques années, pourtant de quinze printemps plus expérimenté que lui. Suite au décès de sa femme peu après, Patrick a décidé de reporter sa retraite à un âge plus avancé. Il conserve depuis ces événements une rancœur morne par laquelle, sans pouvoir être détrôné de son siège à vie au sein du CdC, il s’isole progressivement de ces collègues qu’il ne reconnaît plus. Parallèlement, côtoyant de manière trop récurrente les “autres” des étages supérieurs, son statut en salle café fait davantage de lui un ange déchu, traître à sa “famille”, qu’un membre à part entière. Mais il parvient à se sortir avec philosophie de cette dure situation de vilain petit canard, pardonnant à ses cadets de dix ans cette faiblesse de jugement, et se donne corps et âme (de neuf heures à seize heures, quand même) dans son travail - raison supplémentaire de sa turpitude. Il est sans doute le seul avec Christophe à faire des pauses de dix minutes seulement. En anticipation de son départ en retraite, il est de notoriété commune que Daniel convoite sa place, qu’il lui cédera volontiers dans quelques mois au terme d’un rituel cérémonial mystique sous le regard inquisiteur et expert du CdC.
Du fait de son grand âge, Patrick a l’expérience de l’imprévu, de l’échec, de la mauvaise surprise. Ayant vécu la “grande époque”, il n’approuve pas que Jean-Jacques fasse l’autruche mais à l’image de son supérieur, il n’est pas plus enclin que lui à être productif. Sa capacité à user de “mais”, de “si”, de “mais si”, de “après” et de “sinon” est tout simplement énorme : il faut lui reconnaître une inégalable consommation de conjonctions conditionnelles. Le catalogue abyssal dont elles sont tirées additionné à son sens critique, le fait jouir d’une réelle efficacité, et les jalons posés par ses remises en question témoignent de ses réflexions ; hélas, quand Patrick a franchi cinq étapes, c’est souvent en ayant avancé sur deux d’entre elles et reculé sur les trois autres. Pire, malgré ses trente ans au sein du Service, Patrick ne connait pas la remise en question, persuadé que le fonctionnement du Service a toujours été optimal - et s'il ne l'est pas, c'est certainement le fait d'un élément dont il n'a pas connaissance.
Réfractaire aux chartes graphiques, aux bonnes habitudes de travail, Patrick a décidé d’ignorer les calendriers partagés, les notions d’économie d’espace de stockage, de conventions de notation, pour ne privilégier que ses préférences, ce qui ne fait plus aucun effet pour ses collègues qui attribuent ces petits défauts à un esprit défaillant maintenant plus proche du départ que jamais. Il passera cet après-midi, comme souvent, plusieurs heures en salle des archives où, comme étant petit garçon devant Spirou, il se remémorera de bons souvenirs. Pour les six mois restants, Patrick est déjà parti.
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