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vii. L’intello

“C’est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît ! Et je sais ce que je dis.”

 

Derrière le bureau de Patrick, mitoyen de celui de Christophe, se dissimule une puérile imitation du château de Neuschwanstein : bordé de falaises composées d’un panneau de séparation en teck laqué et de dossiers savamment empilés sur un mètre de hauteur, le poste de travail de David n’est accessible que depuis la vallée paisible et étroite que dessinent son bureau et la cloison. Et David tente, par bien des aspects, d’incarner les traits du prince romantique qu’il sied à un tel lieu d’accueillir : réfléchi et solitaire, secret, presque mystérieux.

 

Le profil de David est en fait simple. Unique personne du Service à avoir été décoré d’un diplôme supérieur (avec Jean-Jacques, mais ce dernier est devenu manager, rappelez-vous), il a passé la presque totalité de sa carrière à cet étage, carrière jalonnée tous les trois ou quatre ans par un déménagement du château de Neuschwanstein et une augmentation systématique. Cela fait maintenant neuf ans qu’il en est ainsi. Pour cette raison, David est la fierté de ses parents, anciens du Service auquel il a par ailleurs assuré sa continuité dynastique ! Et pour cause, il n’a eu de cesse de formater son premier enfant maintenant âgé de trois ans. Encore mitigé à l’idée de lui ôter la couche, c’est en le trimbalant partout dans ses bras qu’il s’imagine lui laisser le temps d’apprendre à marcher, sans doute dans le but d’en faire un assisté précoce, suffisamment attardé pour se sentir au Service comme à la maison.

 

Il faut admettre que David est réfléchi et volontaire. A la différence de Christophe - dont il n’approuve pas les méthodes fabulatrices - David est profondément résolu à rendre le monde meilleur et à assurer la bonne marche du Service, mais cela ne saurait se faire au détriment de son sommeil. Outrepassant les fonctions de Jean-Jacques qu’il juge “mou” et ne consulte plus, il passe donc le plus clair de son temps avec Patrick, seul dépositaire du savoir ancestral du Service et fidèle mentor. Hélas, le spectre de Jean-Jacques - ou est-ce diffus à tout le Service ? - fait planer dans l’étage un maléfique sentiment de doute et une fatale indécision, qui provoque chez David une productivité à peine meilleure que celle de son supérieur. Qu’importe, il s’en contente et c’est satisfait qu’il retrouve son foyer sur le coup des dix-sept heures.

 

Mais David fut-il toujours cet être solitaire et fuyant ? Car rasant les murs, appliqué quotidiennement dans le choix de ses habits à ne faire qu’un avec le papier-peint des bureaux, parlant à voix basse au téléphone, cliquant doucement, ce petit homme rond et joufflu brille surtout en société par son silence, sa discrétion et son absence en salle café. En vérité, David a souffert il y a deux ans de cela d’une soudaine crise de réalisme : il lui serait impossible de conserver à la fois ses facilités matérielles au bureau et d’assouvir ses ambitions, si maigres fussent-elles. Il décida alors, petit à petit, de construire au grand jour un service dans le Service, une sous-entité clandestine et adoptée par tous, dont il fut l’heureux propriétaire de la casquette de chef. A la fois concurrent et partenaire de ses collègues, David est conscient que son œuvre n’est qu’un artifice d’une bassesse égale aux entremises douteuses de Christophe, mais se donne bonne conscience en réalisant qu’il est toujours plus efficace que les membres du CdC réunis puis multipliés entre eux, le total mis au carré.

 

David n’en reste pas moi un être mystérieux, affichant un niveau de secret à la hauteur des flots incessants d’informations inutiles que peut s’échanger le CdC dans ses plus beaux jours. C’est en laissant échapper qu’il s’était marié que le Service put apprendre qu’il avait une femme dans sa vie, et personne ne vit jamais le moindre membre de sa famille autrement qu’en photo. Secret et incompris, David est également capable d’une profonde remise en question lorsqu’il s’agit de vérifier un élément ; étrangement, ses années d’étude et d’expériences semblent lui ajouter une part de doute sans cesse croissante au fil de ses missions. Quand Jean-Jacques est capable de tripler les délais de réponse à une problématique simple, David peut aisément les quintupler en la transformant en une machiavélique situation dangereuse, où les risques les plus immondes sont à considérer. On ne sait jamais. Christophe le jalouse un petit peu, n’ayant pas réussi à monter une escroquerie d’une telle ampleur.

 

Ce qui est le plus mystérieux chez David n’est pourtant ni son mutisme renforcé, ni sa vision du Service, ni ses résultats étranges. David arbore en effet des particularités physiques multiples qui, au yeux de ses collègues, n’en corroborent que davantage ses capacités ; sa démarche à l’amble et son strabisme excessivement convergent en attestent. A vous d’en juger.


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