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Blog d'un allergosképsophobe*
* un mec qui ne supporte plus les gens allergiques à la pensée.
Pensées publiques par Pull de Rhovyl
i. Le sage
“Je sais que je ne sais rien”.
Ce type, là-bas, c’est Bernard. Approchons-nous un peu. A première vue, Bernard ressemble à ce qu’on pourrait appeler un individu lambda ; appellons-le “Bernard-λ”. Il est de ces personnes qui, croisées dans la rue, imprégneront notre mémoire du minimum requis pour y laisser l’impression d’avoir croisé quelqu’un. Il possède cette capacité innée, à l’instar des agents secrets entraînés à cet effet pendant de longs mois, à se fondre dans le décor, à ne faire qu’un avec le camouflage urbain et à ignorer de même les autres Bernard-λ. Il jouit de cette douce apparence de fier mouton ni trop gros ni trop mince, qui jamais ne sera remarqué par le grand méchant loup, et parallèlement de ce sentiment de paix que tout bon ovin de sa condition doit connaître : ne dit-on pas qu’il faut vivre caché pour vivre heureux ?
Bernard-λ est avant tout un maillon. Assis aux autres bureaux de la pièce, Christelle, Jean-Jacques, Daniel et Patrick constituent avec lui une véritable équipe, œuvrant depuis maintenant 20 ans dans ce Service (appelons-les le Comité du Café, ou CdC). D’un commun et inconscient accord, il fut postulé il y a bien longtemps que ce solide lien qu’ils partagent serait le meilleur garant de qualité de leur travail, aussi n’ignore-t-il rien de la vie de ses compagnons. Il qualifierait certainement ce fonctionnement de “synergie” s’il connaissant l’existence de ce mot dans ce gros et effrayant grimoire poussiéreux qui traumatisa son enfance, appelé dictionnaire.
Mais ce statut de maillon du CdC, Bernard-λ le transcende dans sa vision du monde, dans sa philosophie de la vie. Sur lui, mauvais temps et aléas n’ont aucun effet : véritable épicurien (autre mot qu'il ignore présent dans l'effrayant grimoire), il sait mieux que quiconque deviser avec ses congénères sur la pluie, le beau temps, les décès, les mariages, la politique, passant de l’un à l’autre avec une habileté féline agrémentée d’un doux recul, ni trop emphatique ni trop détaché pour être blessant, toujours poli. D’ailleurs, il n’attend pas des autres un comportement différent, tout appliqués qu’ils sont à partager autour du café les dernières nouvelles de la nièce de l’un venant d’accoucher, du gendre de l’autre ayant perdu sa grand-mère, tandis qu’il pleut (important). Pour lui, un survol agréable prévalant sur une visite fastidieuse, la vie ne vaut d’être vécue que dans un rassurant brouillard, point trop dense toutefois : si les enjeux politiques le dépassent, le programme télévisé l’intéresse.
Notre Bernard-λ est de ces sages qui savent modeler leur existence et se mettre à l’abri. Il est même tellement protégé que, s’il est certes à l’abri du besoin, s’il n’a certes pas de responsabilité à prendre dans son travail - ce qui le dispense de pouvoir faire quelque erreur professionnelle - cela ne lui a pas encore permis de trouver une compagne, ce dont il s’arrange avec bonhomie. Philosophe, notre quincagénaire concède que son amitié avec Christelle, Jean-Jacques, Daniel et Patrick ne vaudrait pas le risque d’être mise en jeu au profit d’une relation amoureuse à l’issue incertaine. Il dépense donc le surplus d’affection qu’il dégage en petites attentions pour ses coéquipiers du CdC pour lesquels il s’assurera que le café soit toujours chaud et abondant, dont il ne manquera pas une fois la fête ou l’anniversaire - sans pour autant offrir quelque cadeau, ce qui serait beaucoup trop matérialiste. Positif, au rire franc et gras, il sait par ses phrases concises et ses sujets de discussion grivois trouver le bonheur dans les multiples pauses café qui ponctuent la journée. Le soir c’est sur ses plantes grasses également qu’il focalise cet instinct protecteur, les pieds douillettement enfilés dans des charentaises en écoutant religieusement l’intégrale de Michel Sardou.
Oh, Bernard-λ n’est pas une lumière mais on ne pourra lui enlever qu’il a bien su choisir la voie la plus simple pour être retraité avec une anticipation non négligeable. Par tous ses actes manqués autant que par son niveau intellectuel limité, Bernard-λ est un ardent adepte du concept de destin. N’ayant jamais rien tenté de sa vie, il s’estime heureux que le destin l’ait récompensé d’une existence banale et non pas nulle, ce dont il se vanterait volontiers s’il n’y avait pas au fond de ses pensées cette lueur infime et lointaine, juste et impitoyable, résumant avec simplicité qu’il n’est au juste, qu’un con.
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